Page:Cervantes - L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche, traduction Viardot, 1837, tome 2.djvu/21

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au licencié ses anciens habits, qui étaient neufs et décents. Lorsqu’il se vit dépouillé de la casaque de fou et rhabillé en homme sage, il demanda par charité au chapelain la permission d’aller prendre congé de ses camarades les fous. Le chapelain répondit qu’il voulait l’accompagner, et voir les fous qu’il y avait dans la maison. Ils montèrent en effet, et avec eux quelques personnes qui se trouvaient présentes. Quand le licencié arriva devant une cage où l’on tenait enfermé un fou furieux, bien qu’en ce moment tranquille et calme, il lui dit : « Voyez, frère, si vous avez quelque chose à me recommander : je retourne chez moi, puisque Dieu a bien voulu, dans son infinie miséricorde et sans que je le méritasse, me rendre la raison. Me voici en bonne santé et dans mon bon sens, car au pouvoir de Dieu rien n’est impossible. Ayez grande espérance en lui. Puisqu’il m’a remis en mon premier état, il pourra bien vous y remettre également, si vous avez confiance en sa bonté. J’aurai soin de vous envoyer quelques friands morceaux, et mangez-les de bon cœur ; car, en vérité, je m’imagine, comme ayant passé par là, que toutes nos folies procèdent de ce que nous avons l’estomac vide et le cerveau plein d’air. Allons, allons, prenez courage ; l’abattement dans les infortunes détruit la santé et hâte la mort. » Tous ces propos du licencié étaient entendus par un autre fou renfermé dans la cage en face de celle du furieux. Il se leva d’une vieille natte de jonc sur laquelle il était couché tout nu, et demanda à haute voix quel était celui qui s’en allait bien portant de corps et d’esprit. « C’est moi, frère, qui m’en vais, répondit le licencié ; je n’ai plus besoin de rester ici, et je rends au ciel des grâces infinies pour la faveur qu’il m’a faite. — Prenez garde à ce que vous dites, licencié mon ami, répliqua le fou, de peur que le diable ne vous trompe. Pliez la jambe, et restez tranquille dans votre loge, pour éviter l’aller et le retour. — Je sais que je suis guéri, reprit le licencié, et rien ne m’oblige à recommencer mes stations. — Vous, guéri ! s’écria le fou. À la bonne heure, et que Dieu vous conduise. Mais je jure par le nom de Jupiter, dont je représente sur la terre la majesté souveraine, que, pour ce seul péché que Séville commet aujourd’hui en vous tirant de cette maison et en vous tenant pour homme de bon sens, je la frapperai d’un tel châtiment que le souvenir s’en perpétuera dans les siècles des siècles, amen. Ne sais-tu pas, petit bachelier sans cervelle, que je puis le faire comme je le dis, puisque je suis Jupiter tonnant, et que je tiens dans mes mains les foudres destructeurs avec lesquels je menace et bouleverse le monde ? Mais non ; je veux bien n’imposer qu’un seul châtiment à cette ville igno-