Page:Cervantes - L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche, traduction Viardot, 1837, tome 2.djvu/251

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le tient enchanté dans ce lieu, ainsi que moi et beaucoup d’autres, hommes et femmes. Ce que je crois, c’est qu’il ne fut pas fils du diable, mais qu’il en sut, comme on dit, un doigt plus long que le diable. Quant au pourquoi et au comment il nous enchanta, personne ne le sait ; et le temps seul pourra le révéler, quand le moment en sera venu, lequel n’est pas loin, à ce que j’imagine. Ce qui me surprend par-dessus tout, c’est de savoir, aussi sûr qu’il fait jour à présent, que Durandart termina sa vie dans mes bras, et qu’après sa mort je lui arrachai le cœur de mes propres mains ; et, en vérité, il devait peser au moins deux livres, car, suivant les naturalistes, celui qui porte un grand cœur est doué de plus de vaillance que celui qui n’en a qu’un petit. Eh bien ! puisqu’il en est ainsi, et que ce chevalier mourut bien réellement, comment peut-il à présent se plaindre et soupirer de temps en temps, comme s’il était toujours en vie ? » À ces mots, le misérable Durandart, jetant un cri, s’écria : « Ô mon cousin Montésinos, la dernière chose que je vous ai demandée, c’est, quand je serais mort et mon âme partie, de porter mon cœur à Bélerme, en me le tirant de la poitrine, soit avec un poignard, soit avec une dague[1]. »

» Quand le vénérable Montésinos entendit cela, il se mit à genoux devant le déplorable chevalier, et lui dit, les larmes aux yeux : « J’ai déjà fait, seigneur Durandart, mon très-cher cousin, j’ai déjà fait ce que vous m’avez commandé dans la fatale journée de notre déroute ; je vous ai arraché le cœur du mieux que j’ai pu, sans vous en laisser la moindre parcelle dans la poitrine ; je l’ai essuyé avec un mouchoir de dentelle ; j’ai pris en toute hâte le chemin de la France, après vous avoir déposé dans le sein de la terre, en versant tant de larmes qu’elles ont suffi pour me laver les mains et étancher le sang que j’avais pris en vous fouillant dans les entrailles ; à telles enseignes, cousin de mon âme, qu’au premier village où je passai, en sortant des gorges de Roncevaux, je jetai un peu de sel sur votre cœur pour qu’il ne sentît pas mauvais, et qu’il arrivât, sinon frais, au moins enfumé, en la présence de votre dame Bélerme. Cette dame, avec vous, moi, Guadiana votre écuyer, la duègne Ruidéra, ses sept filles et ses deux nièces, et quantité d’autres de vos amis et connaissances, sommes enchantés ici depuis

  1. La réponse de Durandart est tirée des anciens romances composés sur son aventure ; mais Cervantès, citant de mémoire, a trouvé plus simple d’arranger les vers et d’en faire quelques-uns, que de vérifier la citation.