Page:Cervantes - L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche, traduction Viardot, 1837, tome 2.djvu/286

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mances espagnols, qui passent de bouche en bouche, et que répètent les enfants au milieu des rues. Elle traite de la liberté que rendit le seigneur Don Gaïferos à son épouse Mélisandre, qui était captive en Espagne, au pouvoir des Mores, dans la ville de Sansueña ; ainsi s’appelait alors celle qui s’appelle aujourd’hui Saragosse. Voyez maintenant ici comment Don Gaïferos est à jouer au trictrac, suivant ce que dit la chanson : « Au trictrac joue Don Gaïferos oubliant déjà Mélisandre[1]. » Ce personnage qui paraît par là, avec la couronne sur la tête et le sceptre à la main, c’est l’empereur Charlemagne, père putatif de cette Mélisandre, lequel, fort courroucé de voir la négligence et l’oisiveté de son gendre, vient lui en faire des reproches. Remarquez avec quelle véhémence et quelle vivacité il le gronde ; on dirait qu’il veut lui donner avec son sceptre une demi-douzaine de horions ; il y a même des auteurs qui rapportent qu’il les lui donna, et bien appliqués. Et, après lui avoir dit toutes sortes de choses au sujet du péril que courait son honneur s’il n’essayait de délivrer son épouse, il lui dit, dit-on : « Je vous en ai dit assez, prenez-y garde[2]. » Maintenant, voyez comment l’empereur tourne le dos, et laisse Don Gaïferos tout dépité, et comment celui-ci, bouillant de colère, renverse la table et le trictrac, demande ses armes en toute hâte, et prie Don Roland, son cousin, de lui prêter sa bonne épée Durandal. Roland ne veut pas la lui prêter, et s’offre à lui tenir compagnie dans la difficile entreprise où il se jette ; mais le vaillant et courroucé Gaïferos ne veut point accepter son offre ; au contraire, il dit que seul il est capable de délivrer sa femme, fût-elle enfouie au centre des profondeurs de la terre ;

  1. Ces vers, et ceux qui seront cités ensuite, sont empruntés aux romances du Cancionero et de la Silva de romances, où se trouve racontée l’histoire de Gaïferos et de Mélisandre.
  2. Ce vers est répété dans un romance comique composé sur l’aventure de Gaïferos, par Miguel Sanchez, poëte du dix-septième siècle.

    Melisendra esta en Sansueña,
    Vos en Paris descuidado ;
    Vos ausente, ella muger ;
    Harto os he dicho, miradio.