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Page:Cervantes - L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche, traduction Viardot, 1837, tome 2.djvu/315

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lui eût dit que ces choses étaient en partie vraies, en partie fausses, il s’en tenait plus à la vérité qu’au mensonge, bien au rebours de Sancho, qui les tenait toutes pour le mensonge même.

En marchant de la sorte, il aperçut tout à coup une petite barque, sans rames et sans aucun agrès, qui était attachée sur la rive à un tronc d’arbre[1]. Don Quichotte regarda de toutes parts, et ne découvrit âme qui vive. Aussitôt, et sans plus de façon, il sauta à bas de Rossinante, puis donna l’ordre à Sancho de descendre du grison, et de bien attacher les deux bêtes ensemble au pied d’un peuplier ou saule qui se trouvait là. Sancho lui demanda la cause de ce brusque mouvement, et pourquoi il fallait attacher les bêtes. « Apprends, ô Sancho ! répondit Don Quichotte, que directement, et sans que ce puisse être autre chose, ce bateau que voilà m’appelle et me convie à y entrer pour que j’aille par cette voie porter secours à quelque chevalier ou à quelque autre personne de qualité qui se trouve en un grand embarras. Tel est, en effet, le style des livres de chevalerie, et des enchanteurs qui figurent et conversent dans ces histoires. Dès qu’un chevalier court quelque péril, dont il ne puisse être tiré que par la main d’un autre chevalier, bien qu’ils soient éloignés l’un de l’autre de deux ou trois mille lieues, ou même davantage, les enchanteurs prennent celui-ci, l’enlèvent dans un nuage, ou lui envoient un bateau pour qu’il s’y mette, et, en moins d’un clin d’œil, ils l’emportent par les airs ou sur la mer, à l’endroit où ils veulent et où l’on a besoin de son aide. Sans nul doute, ô Sancho ! cette barque est placée là pour le même objet ; cela est aussi vrai qu’il fait jour maintenant, et, avant que la nuit vienne, attache seulement Rossinante et le grison ; puis, à la grâce de Dieu, car je ne manquerais pas de m’embarquer quand même des carmes déchaussés me prieraient de n’en rien faire. — Puisqu’il en est ainsi, répondit Sancho, et que votre grâce veut à tout propos donner dans ce que je devrais bien appeler des folies, il n’y a qu’à obéir et baisser la tête, suivant le proverbe qui dit : « Fais ce qu’ordonne ton maître, et assieds-toi à table auprès de lui. » Toutefois, et pour l’acquit de ma conscience, je veux avertir votre grâce qu’il me semble que cette barque n’est pas aux

  1. Cette aventure d’une barque enchantée est très-commune dans les livres de chevalerie. On la trouve dans Amadis de Gaule (liv. IV, chap. xii), dans Olivante de Laura (liv. II, chap. i), etc., etc.