Page:Cervantes - L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche, traduction Viardot, 1837, tome 2.djvu/464

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Cordoue à t’appeler saint présent ingratement reçu[1]. Quant à moi, quoique More, je sais fort bien, par les communications que j’ai eues avec les chrétiens, que la sainteté consiste dans la charité, l’humilité, la foi, l’obéissance et la pauvreté. Toutefois, je dis que celui-là doit être comblé de la grâce de Dieu, qui vient à se réjouir d’être pauvre ; à moins que ce ne soit de cette manière de pauvreté dont l’un des plus grands saints a dit : « Possédez toutes choses comme si vous ne les possédiez pas.[2] » C’est là ce qu’on appelle pauvreté d’esprit. Mais toi, seconde pauvreté, qui es celle dont je parle, pourquoi veux-tu te heurter toujours aux hidalgos et aux gens bien nés, plutôt qu’à toute autre espèce de gens[3] ? Pourquoi les obliges-tu à mettre des pièces à leurs souliers, à porter à leurs pourpoints des boutons dont les uns sont de soie, les autres de crin, et les autres de verre ? Pourquoi leurs collets sont-ils, la plupart du temps, chiffonnés comme des feuilles de chicorée et percés autrement qu’au moule (ce qui fait voir que l’usage de l’amidon et des collets ouverts est fort ancien) ? » Puis il ajoute : « Malheureux l’hidalgo de notre sang, qui met son honneur au régime, mangeant mal et à porte close, et qui fait un hypocrite de son cure-dent, quand il sort de chez lui, n’ayant rien mangé qui l’oblige à se nettoyer les mâchoires. Malheureux celui-là, dis-je, qui a l’honneur ombrageux, qui s’imagine qu’on découvre d’une lieue le rapiéçage de son soulier, la sueur qui tache son chapeau, la corde du drap de son manteau, et la famine de son estomac. »

Toutes ces réflexions vinrent à l’esprit de Don Quichotte à propos de la rupture de ses mailles ; mais il se consola en voyant que Sancho lui avait laissé des bottes de voyage, qu’il pensa mettre le lendemain. Finalement, il se coucha, tout pensif et tout chagrin, tant du vide que lui faisait Sancho,

  1. Ce poëte est Juan de Ména, mort en 1456. Il dit, dans la deux cent vingt-septième strophe du Labyrinthe, ou poëme des Trescientas coplas :

     
    ¡ O vida segura la manza pobreza !
    ¡ O dadiva sancta, desagradecida !

    Hésiode, dans son poëme des Heures et des Jours, avait aussi appelé la pauvreté présent des dieux immortels.

  2. Saint Paul.
  3. Cervantès dit également, dans sa comédie La gran sultana Doña Catalina de Oviedo (Jornada 3°) :

    « … Hidalgo, mais non riche ; c’est une malédiction de notre siècle, où il semble que la pauvreté soit une annexe de la noblesse. »