« Ô toi, qui es dans ton lit, entre des draps de toile de Hollande, dormant tout de ton long, du soir jusqu’au matin ;
» Chevalier le plus vaillant qu’ait produit la Manche, plus chaste et plus pur que l’or fin d’Arabie,
» Écoute une jeune fille bien éprise et mal payée de retour, qui à la lumière de tes deux soleils se sent embraser l’âme.
» Tu cherches tes aventures, et tu causes les mésaventures d’autrui ; tu fais les blessures et tu refuses le remède pour les guérir.
» Dis-moi, valeureux jeune homme (que Dieu te délivre de toute angoisse !) es-tu né dans les déserts de la Libye, ou sur les montagnes de Jaca ?
» Des serpents t’ont-ils donné le lait ? As-tu, par hasard, eu pour gouvernantes l’horreur des forêts et l’âpreté des montagnes ?
» Dulcinée, fille fraîche et bien portante, peut se vanter d’avoir apprivoisé un tigre, une bête féroce.
» Pour cet exploit, elle sera fameuse depuis le Hénarès jusqu’au Jarama, depuis le Tage jusqu’au Manzanarès, depuis la Pisuerga jusqu’à l’Arlanza.
» Je me troquerais volontiers pour elle, et je donnerais en retour une robe, la plus bariolée des miennes, celle qu’ornent des franges d’or.
» Oh ! quel bonheur de se voir dans tes bras, ou du moins près de ton lit, te grattant la tête, et t’enlevant la crasse.
» Je demande beaucoup et ne suis pas digne d’une faveur tellement signalée ; je voudrais seulement te chatouiller les pieds : cela suffit à une humble amante.
» Oh ! combien de redésilles je te donnerais ! combien d’escarpins garnis d’argent, de chausses en damas, de manteaux en toile de Hollande !
» Combien de fines perles, grosses chacune comme une noix de Galles, qui, pour n’avoir point de pareilles, seraient appelées les uniques[1] !
- ↑ Cervantès fait sans doute allusion à une perle magnifique qui existait alors parmi les joyaux de la couronne d’Espagne, et qu’on appelait l’orpheline ou l’unique (la