Page:Cervantes - L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche, traduction Viardot, 1837, tome 2.djvu/571

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qu’avant le temps qu’on nous accordait pour sortir d’Espagne, la peine s’exécutait déjà dans toute sa rigueur sur ma personne et sur celle de mes enfants. Je résolus donc, avec prudence, à mon avis, comme celui qui, sachant qu’on doit le congédier de la maison où il demeure, se pourvoit à l’avance d’une autre maison pour s’y transporter ; je résolus, dis-je, de quitter le pays, seul et sans ma famille, et d’aller chercher un endroit où la conduire ensuite avec commodité, et sans la précipitation avec laquelle les autres furent obligés de partir. En effet, je reconnus sur-le-champ, et tous nos vieillards le reconnurent aussi, que ces décrets n’étaient pas de simples menaces, comme le pensaient quelques-uns, mais de véritables lois qui seraient exécutées au temps fixé. Ce qui m’obligeait à croire cela vrai, c’est que j’étais instruit des extravagants et coupables desseins que nourrissaient les nôtres, desseins tels, en effet, qu’il me sembla que ce fut une inspiration divine qui poussa Sa Majesté à prendre une si énergique résolution. Ce n’est pas que nous fussions tous coupables, car il y avait parmi nous de sincères et véritables chrétiens ; mais ils étaient si peu nombreux qu’ils ne pouvaient s’opposer à ceux qui ne partageaient pas leur croyance, et c’était couver le serpent dans son sein que de garder ainsi tant d’ennemis au cœur de l’état. Finalement, nous fûmes punis avec juste raison de la peine du bannissement, peine douce et légère aux yeux de quelques personnes, mais aux nôtres la plus terrible qu’on pût nous infliger. Où que nous soyons, nous pleurons l’Espagne ; car enfin, nous y sommes nés, et c’est notre patrie naturelle. Nulle part nous ne trouvons l’accueil que souhaite notre infortune ; en Berbérie, et dans toutes les parties de l’Afrique, où nous espérions être reçus, accueillis, traités comme des frères, c’est là qu’on nous insulte et qu’on nous maltraite le plus. Hélas ! nous n’avons connu le bien qu’après l’avoir perdu, et nous avons presque tous un tel désir de revoir l’Espagne, que la plupart de ceux en grand nombre qui savent comme moi la langue reviennent en ce pays, laissant à l’abandon leurs femmes et leurs enfants, tant est grand l’amour qu’ils lui portent ! À présent, je reconnais par expérience ce qu’on a coutume de dire, que rien n’est doux comme l’amour de la patrie. Je quittai, comme je t’ai dit, notre village ; j’entrai en France, et, bien qu’on nous y fît bon accueil, je voulus tout voir avant de me décider. Je passai en Italie, puis en Allemagne, et c’est là qu’il me parut qu’on pouvait vivre le plus librement. Les habitants n’y regardent pas à beaucoup de délicatesses ; chacun vit comme il lui plaît, et, dans la plus grande partie de cette contrée, on jouit de la liberté de conscience. J’arrêtai une