Page:Cervantes - L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche, traduction Viardot, 1837, tome 2.djvu/587

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flèches pour mon carquois. Aussi, avant que le gouvernement me jetât par terre, j’ai voulu jeter par terre le gouvernement. Hier matin, j’ai laissé l’île comme je l’avais trouvée, avec les mêmes rues, les mêmes maisons et les mêmes toits qu’elle avait quand j’y entrai. Je n’ai rien emprunté à personne et n’ai pris part à aucun bénéfice ; et, bien que je pensasse à faire quelques ordonnances fort profitables, je n’en ai fait aucune, crainte qu’elles ne fussent pas exécutées, car les faire ou ne pas les faire, c’est absolument la même chose[1]. Je quittai l’île, comme je l’ai dit, sans autre cortège que celui de mon âne. Je tombai dans un souterrain, je le parcourus tout du long, jusqu’à ce que, ce matin, la lumière du soleil m’en fît voir l’issue, mais non fort aisée, car si le ciel ne m’eût envoyé mon seigneur Don Quichotte, je restais là jusqu’à la fin du monde. Ainsi donc, monseigneur le duc et madame la duchesse, voici votre gouverneur Sancho Panza qui est parvenu, en dix jours seulement qu’il a eu le gouvernement dans les mains, à reconnaître qu’il ne tient pas le moins du monde à être gouverneur, non d’une île, mais de l’univers entier. Cela convenu, je baise les pieds à vos grâces, et, imitant le jeu des petits garçons où ils disent : saute de là et mets-toi ici, je saute du gouvernement et passe au service de mon seigneur Don Quichotte ; car enfin avec lui, bien que je mange quelquefois le pain en sursaut, je m’en rassasie du moins ; et quant à moi, pourvu que je m’emplisse, il m’est égal que ce soit de haricots ou de perdrix. »

Sancho finit là sa longue harangue, pendant laquelle Don Quichotte tremblait qu’il ne dît mille sottises ; et quand il le vit finir sans en avoir dit davantage, il rendit en son cœur mille grâces au ciel. Le duc embrassa cordialement Sancho, et lui dit : « Je regrette au fond de l’âme que vous ayez si vite abandonné le gouvernement ; mais je ferai en sorte de vous donner dans mes états un autre office de moindre charge et de plus grand profit. » La duchesse aussi l’embrassa, puis donna

  1. Il y a ici une espèce de contradiction avec la fin du chapitre li, où l’on dit que les habitants de l’île Barataria observent encore les Constitutions du grand gouverneur Sancho Panza. Mais Cervantès sans doute n’a pas résisté au désir de décocher une épigramme contre le gouvernement de l’Espagne, qui avait, dès ce temps là, le défaut de rendre force lois et ordonnances sans pouvoir les faire exécuter.