Page:Chénier - Œuvres poétiques, édition Moland, 1889, volume 1.djvu/288

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Aimant déjà la paix d’un studieux asile,
Ne connaissant personne, inconnu, seul, tranquille,
Ma voix humble à l’écart essayait des concerts ;
Ma jeune lyre osait balbutier des vers.
Déjà même Sapho des champs de Mitylène
Avait daigné me suivre aux rives de la Seine.
Déjà dans les hameaux, silencieux, rêveur,
Une source inquiète, un ombrage, une fleur,
Des filets d’Arachné l’ingénieuse trame,
De doux ravissements venaient saisir mon âme.
Des voyageurs lointains auditeur empressé,
Sur nos tableaux savants où le monde est tracé,
Je courais avec eux du couchant à l’aurore.
Fertile en songes vains que je chéris encore,
J’allais partout, partout bientôt accoutumé ;
Aimant tous les humains, de tout le monde aimé.
Les pilotes bretons me portaient à Surate,
Les marchands de Damas me guidaient vers l’Euphrate.
Que dis-je ? dès ce temps mon cœur, mon jeune cœur
Commençait dans l’amour à sentir un vainqueur ;
Il se troublait dès lors au souris d’une belle.
Qu’à sa pente première il est resté fidèle !
C’est là, c’est en aimant, que pour louer ton choix
Les muses d’elles-même adouciront ta voix.
Du sein de notre amie, ô combien notre lyre
Abonde à publier sa beauté, son empire,
Ses grâces, son amour de tant d’amour payé !
Mais quoi ! pour être heureux faut-il être envié ?
Quand même auprès de toi les yeux de ta maîtresse
N’attireraient jamais les ondes du Permesse,
Qu’importe ? Penses-tu qu’il ait perdu ses jours