Page:Chénier - Œuvres poétiques, édition Moland, 1889, volume 1.djvu/347

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XLIII[1]


 
Tout homme a ses douleurs. Mais aux yeux de ses frères
Chacun d’un front serein déguise ses misères.
Chacun ne plaint que soi. Chacun dans son ennui
Envie un autre humain qui se plaint comme lui.
Nul des autres mortels ne mesure les peines,
Qu’ils savent tous cacher comme il cache les siennes ;
Et chacun, l’œil en pleurs, en son cœur douloureux
Se dit : « Excepté moi, tout le monde est heureux. »
Ils sont tous malheureux. Leur prière importune
Crie et demande au ciel de changer leur fortune.
Ils changent ; et bientôt, versant de nouveaux pleurs,
Ils trouvent qu’ils n’ont fait que changer de malheurs.


XLIV[2]


Le courroux d’un amant n’est point inexorable.
Ah ! si tu la voyais, cette belle coupable,
Rougir et s’accuser, et se justifier,
Sans implorer sa grâce et sans s’humilier.
Pourtant de l’obtenir doucement inquiète,
Et, les cheveux épars, immobile, muette,
Les bras, la gorge nue, en un mol abandon,
Tourner sur toi des yeux qui demandent pardon !
Crois qu’abjurant soudain le reproche farouche,
Tes baisers porteraient son pardon sur sa bouche.

  1. Édition 1919.
  2. Édition 1919.