Page:Chénier - Œuvres poétiques, édition Moland, 1889, volume 2.djvu/24

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Et juges endormis aux cris de l’innocent ;
Ministres oppresseurs, dont la main détestable
Plonge au fond des cachots la vertu redoutable.
Mais, loin qu’ils aient senti la fureur de nos vers,
Nos vers rampent en foule aux pieds de ces pervers
Qui savent bien payer d’un mépris légitime
Le lâche qui pour eux feint d’avoir quelque estime.
Certe, un courage ardent qui s’armerait contre eux
Serait utile au moins s’il était dangereux ;
Non d’aller, aiguisant une vaine satire,
Chercher sur quel poète on a droit de médire ;
Si tel livre deux fois ne s’est pas imprimé,
Si tel est mal écrit, tel autre mal rimé.

Ainsi donc, sans coûter de larmes à personne,
À mes goûts innocents, ami, je m’abandonne.
Mes regards vont errant sur mille et mille objets.
Sans renoncer aux vieux, plein de nouveaux projets,
Je les tiens ; dans mon camp partout je les rassemble,
Les enrôle, les suis, les pousse tous ensemble.
S’égarant à son gré, mon ciseau vagabond
Achève à ce poème ou les pieds ou le front,
Creuse à l’autre les flancs, puis l’abandonne et vole
Travailler à cet autre ou la jambe ou l’épaule.
Tous, boiteux, suspendus, traînent ; mais je les vois
Tous bientôt sur leurs pieds se tenir à la fois.
Ensemble lentement tous couvés sous mes ailes,
Tous ensemble quittant leurs coques maternelles,
Sauront d’un beau plumage ensemble se couvrir,
Ensemble sous le bois voltiger et courir.
Peut-être il vaudrait mieux, plus constant et plus sage,