Page:Chénier - Œuvres poétiques, édition Moland, 1889, volume 2.djvu/319

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sement : l’esprit n’a plus assez de force pour peser chaque chose et l’examiner sous son juste point de vue, pour en appeler à la sainte nature primitive, et attaquer de front les dures et injustes institutions humaines ; l’âme n’a plus assez de force pour s’indigner contre l’inégalité factice établie entre les pauvres humains, pour se révolter à l’idée de l’injustice, pour repousser le poids qui l’accable. Elle est dégradée, descendue, prosternée ; elle s’accoutume à souffrir, comme les morts s’accoutument à supporter la pierre du tombeau, car ils ne peuvent pas la soulever. Voilà ce que c’est que s’accoutumer à tout, même à souffrir. Dieu préserve mes amis de cette triste habitude ! Les petits chagrins rendent tendre ; les grands rendent dur et farouche. Les uns cherchent la société, les distractions, la conversation des amis ; les autres fuient tout cela : car ils savent que tout cela n’a aucun pouvoir à les consoler, et ils trouvent injuste d’attrister les autres, surtout inutilement pour soi-même. Peut-être aussi ont-ils quelque pudeur de laisser voir à l’amitié qu’elle-même et son doux langage, et son regard caressant, et des serrements de main, ne peuvent pas guérir toutes les plaies ; et cependant la vue et les soins de mes amis m’ont toujours fait du bien, même s’ils ne m’ont pas entièrement guéri.

Mais ici je suis seul, livré à moi-même, soumis à ma pesante fortune, et je n’ai personne sur qui m’appuyer. Que l’indépendance est bonne ! Heureux celui que le désir d’être utile à ses vieux parens et à toute sa famille ne force pas à renoncer à son honnête et