Page:Chénier - Œuvres poétiques, édition Moland, 1889, volume 2.djvu/78

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S’y teindre, s’y tremper de leurs couleurs fécondes ?
Un rimeur voit partout un nuage, et jamais
D’un coup d’œil ferme et grand n’a saisi les objets ;
La langue se refuse à ses demi-pensées,
De sang-froid, pas à pas, avec peine amassées ;
Il se dépite alors, et, restant en chemin,
Il se plaint qu’elle échappe et glisse de sa main.
Celui qu’un vrai démon presse, enflamme, domine,
Ignore un tel supplice : il pense, il imagine ;
Un langage imprévu, dans son âme produit,
Naît avec sa pensée, et l’embrasse et la suit ;
Les images, les mots que le génie inspire,
Où l’univers entier vit, se meut et respire,
Source vaste et sublime et qu’on ne peut tarir,
En foule en son cerveau se hâtent de courir.
D’eux-mêmes ils vont chercher un nœud qui les rassemble ;
Tout s’allie et se forme, et tout va naître ensemble.


Sous l’insecte vengeur envoyé par Junon,
Telle Io tourmentée, en l’ardente saison,
Traverse en vain les bois et la longue campagne,
Et le fleuve bruyant qui presse la montagne ;
Tel le bouillant poète, en ses transports brûlants,
Le front échevelé, les yeux étincelants,
S’agite, se débat, cherche en d’épais bocages
S’il pourra de sa tête apaiser les orages
Et secouer le dieu qui fatigue son sein.
De sa bouche à grands flots ce dieu dont il est plein
Bientôt en vers nombreux s’exhale et se déchaîne ;
Leur sublime torrent roule, saisit, entraîne.
Les tours impétueux, inattendus, nouveaux,