Page:Chénier - Poésies choisies, ed. Derocquigny, 1907.djvu/122

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Le malheureux déjà me semble assez à plaindre
D’avoir, même avant lui, vu sa gloire s’éteindre
Et son livre au tombeau lui montrer le chemin,
Sans aller, sous la terre au trop fertile sein,
Semant sa renommée et ses tristes merveilles,
Faire à tous les roseaux chanter quelles oreilles
Sur sa tête ont dressé leurs sommets et leurs poids.

Autres sont mes plaisirs. Soit, comme je le crois,
Que d’une débonnaire et généreuse argile
On ait pétri mon âme innocente et facile ;
Soit, comme ici, d’un œil caustique et médisant.
En secouant le front, dira quelque plaisant,
Que le ciel, moins propice, enviât à ma plume
D’un sel ingénieux la piquante amertume,
J’en profite à ma gloire, et je viens devant toi
Mépriser les raisins qui sont trop hauts pour moi.
Aux reproches sanglants d’un vers noble et sévère
Ce pays toutefois offre une ample matière :
Soldats tyrans du peuple obscur et gémissant.
Et juges endormis aux cris de l’innocent ;
Ministres oppresseurs, dont la main détestable
Plonge au fond des cachots la vertu redoutable.
Mais, loin qu’ils aient senti la fureur de nos vers,
Nos vers rampent en foule aux pieds de ces pervers.
Qui savent bien payer d’un mépris légitime
Le lâche qui pour eux feint d’avoir quelque estime.
Certe, un courage ardent qui s’armerait contre eux
Serait utile au moins s’il était dangereux ;
Non d’aller, aiguisant une vaine satire,
Chercher sur quel poète on a droit de médire ;
Si tel livre deux fois ne s’est pas imprimé,
Si tel est mal écrit, tel autre mal rimé.

Ainsi donc, sans coûter de larmes à personne,
À mes goûts innocents, ami, je m’abandonne.
Mes regards vont errant sur mille et mille objets.
Sans renoncer aux vieux, plein de nouveaux projets.
Je les tiens ; dans mon camp partout je les rassemble.
Les enrôle, les suis, les pousse tous ensemble.