Page:Chénier - Poésies choisies, ed. Derocquigny, 1907.djvu/40

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Si tu n’es qu’un mortel, vieillard infortuné,
Les humains près de qui les flots t’ont amené
Aux mortels malheureux n’apportent point d’injures.
Les destins n’ont jamais de faveurs qui soient pures.
Ta voix noble et touchante est un bienfait des dieux ;
Mais aux clartés du jour ils ont fermé tes yeux.

— Enfants, car votre voix est enfantine et tendre,
Vos discours sont prudents plus qu’on n’eût dû l’attendre ;
Mais, toujours soupçonneux, l’indigent étranger
Croit qu’on rit de ses maux et qu’on veut l’outrager.
Ne me comparez point à la troupe immortelle :
Ces rides, ces cheveux, cette nuit éternelle,
Voyez, est-ce le front d’un habitant des cieux ?
Je ne suis qu’un mortel, un des plus malheureux !
Si vous en savez un, pauvre, errant, misérable,
C’est à celui-là seul que je suis comparable ;
Et pourtant je n’ai point, comme fit Thamyris,
Des chansons à Phœbus voulu ravir le prix ;
Ni, livré comme Œdipe à la noire Euménide,
Je n’ai puni sur moi l’inceste parricide ;
Mais les dieux tout-puissants gardaient à mon déclin
Les ténèbres, l’exil, l’indigence et la faim.

— Prends, et puisse bientôt changer ta destinée !
Disent-ils. Et tirant ce que, pour leur journée,
Tient la peau d’une chèvre aux crins noirs et luisants,
Ils versent à l’envi, sur ses genoux pesants,
Le pain de pur froment, les olives huileuses,
Le fromage et l’amande et les figues mielleuses ;
Et du pain à son chien entre ses pieds gisant,
Tout hors d’haleine encore, humide et languissant,
Qui, malgré les rameurs, se lançant à la nage,
L’avait loin du vaisseau rejoint sur le rivage.

« Le sort, dit le vieillard, n’est pas toujours de fer ;
Je vous salue, enfants venus de Jupiter ;
Heureux sont les parents qui tels vous firent naître !
Mais venez, que mes mains cherchent à vous connaître ;
Je crois avoir des yeux. Vous êtes beaux tous trois.