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Page:Chénier - Poésies choisies, ed. Derocquigny, 1907.djvu/49

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Lui-même est par eux tous élu roi du festin.
Et déjà vins, chansons, joie, entretiens sans nombre,
Lorsque, la double porte ouverte, un spectre sombre
Entre, cherchant des yeux l’autel hospitalier.
La jeune enfant rougit. Il court vers le foyer,
Il embrasse l’autel, s’assied parmi la cendre ;
Et tous, l’œil étonné, se taisent pour l’entendre.

« Lycus, fils d’Évémon, que les dieux et le temps
N’osent jamais troubler tes destins éclatants !
Ta pourpre, tes trésors, ton front noble et tranquille,
Semblent d’un roi puissant, l’idole de sa ville.
À ton riche banquet un peuple convié
T’honore comme un dieu de l’Olympe envoyé.
Regarde un étranger qui meurt dans la poussière,
Si tu ne tends vers lui la main hospitalière.
Inconnu, j’ai franchi le seuil de ton palais :
Trop de pudeur peut nuire à qui vit de bienfaits.
Lycus, par Jupiter, par ta fille innocente
Qui m’a seule indiqué ta porte bienfaisante !…
Je fus riche autrefois : mon banquet opulent
N’a jamais repoussé l’étranger suppliant.
Et pourtant aujourd’hui la faim est mon partage,
La faim qui flétrit l’âme autant que le visage,
Par qui l’homme souvent, importun, odieux,
Est contraint de rougir et de baisser les yeux !

— Étranger, tu dis vrai, le hasard téméraire
Des bons ou des méchants fait le destin prospère.
Mais sois mon hôte. Ici l’on hait plus que l’enfer
Le public ennemi, le riche au cœur de fer,
Enfant de Némésis, dont le dédain barbare
Aux besoins des mortels ferme son cœur avare.
Je rends grâce à l’enfant qui t’a conduit ici.
Ma fille, c’est bien fait ; poursuis toujours ainsi.
Respecter l’indigence est un devoir suprême.
Souvent les immortels (et Jupiter lui-même)
Sous des haillons poudreux, de seuil en seuil traînés,
Viennent tenter le cœur des humains fortunés. »
D’accueil et de faveur un murmure s’élève.