Page:Chénier - Poésies choisies, ed. Derocquigny, 1907.djvu/97

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Les muses, les plaisirs, et l’étude et la paix !
Qui ne sait être pauvre est né pour l’esclavage.
Qu’il serve donc les grands, les flatte, les ménage ;
Qu’il plie, en approchant de ces superbes fronts,
Sa tête à la prière, et son âme aux affronts,
Pour qu’il puisse, enrichi de ces affronts utiles,
Enrichir à son tour quelques têtes serviles.
De ses honteux trésors je ne suis point jaloux.
Une pauvreté libre est un trésor si doux !
Il est si doux, si beau de s’être fait soi-même ;
De devoir tout à soi, tout aux beaux-arts qu’on aime ;
Vraie abeille en ses dons, en ses soins, en ses mœurs.
D’avoir su se bâtir, des dépouilles des fleurs.
Sa cellule de cire, industrieux asile
Où l’on coule une vie innocente et facile ;
De ne point vendre aux grands ses hymnes avilis ;
De n’offrir qu’aux talents de vertus ennoblis,
Et qu’à l’amitié douce et qu’aux douces faiblesses.
D’un encens libre et pur les honnêtes caresses !
Ainsi l’on dort tranquille, et, dans son saint loisir,
Devant son propre cœur on n’a point à rougir.
Si le sort ennemi m’assiège et me désole.
On pleure ; mais bientôt la tristesse s’envole,
Et les arts, dans un cœur de leur amour rempli.
Versent de tous les maux l’indifférent oubli.

Les délices des arts ont nourri mon enfance.
Tantôt, quand d’un ruisseau, suivi dès sa naissance,
La nymphe aux pieds d’argent a sous de longs berceaux
Fait serpenter ensemble et mes pas et ses eaux.
Ma main donne au papier, sans travail, sans étude,
Des vers fils de l’amour et de la solitude.
Tantôt de mon pinceau les timides essais
Avec d’autres couleurs cherchent d’autres succès.
Ma toile avec Sapho s’attendrit et soupire ;
Elle rit et s’égaye aux danses du satyre ;
Ou l’aveugle Ossian y vient pleurer ses yeux,
Et pense voir et voit ses antiques aïeux
Qui, dans l’air appelés à ses hymnes sauvages.
Arrêtent près de lui leurs palais de nuages.