Page:Chair molle.djvu/199

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s’épandait en une rage imprécante, lorsque la clef, barrant le spectacle d’une cohue, permettait à peine entrevoir les jupons secoués de deux femmes s’injuriant, ou les jambes traînantes et arquées d’un ivrogne conduit au poste. La fille s’exaspérait. Elle maudissait la clef, en lui reprochant son plaisir. Elle s’en prenait au serrurier, s’étonnant que la police tolérât une pareille obstruction. Elle rêvait apostropher cette canaille, lui faire enlever son enseigne de force. Et très vite, un bruit, le passage lointain d’une voiture ou le son ronflant d’un orgue lui faisaient perdre ses colères, la retenaient curieuse, tendant l’oreille, subitement calmée.

Puis, sans quitter la fenêtre, Lucie oubliait la rue. Durant des heures, elle se perdait en un tourbillon de visions rapides, à peine conscientes. Lentement, le soleil s’abaissait derrière la masse ombrante du grand théâtre, laissant le quartier solitaire dans l’indécise clarté du crépuscule. Alors seulement la fille revenait au souci des choses journalières. Elle jetait autour d’elle un dernier regard curieux. Les maisons s’effaçaient assombries, profilant sur l’horizon grisâtre les arêtes vagues de leurs saillies. Des nuages lourds, attristants tachaient le ciel, immobiles. Pour échapper à cette vue elle fermait la fenêtre et, dans la chambre enténébrée, allumait une lampe de verre bleu afin de préparer son unique repas,