Page:Chair molle.djvu/42

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qu’il grandissait en elle, s’élargissait, lui rompait la poitrine, allait l’étouffer. Elle eut un haut le cœur, elle ouvrit les yeux.

Elle était dans le salon, affalée à un divan. Une buée lumineuse l’entourait, la séparait des autres personnes. Derrière cette buée, Laurence tremblotante versait du champagne, goutte à goutte en la bouche d’un officier couché à terre. S’examinant elle-même, Lucie voyait frétiller sa robe jaune, ses dentelles noires, ses bas violets, ses pieds appuyés au plancher ; sans cesse, ce plancher se dressait ou se dérobait, puis s’applanissait pour se dresser encore. Et, dans une vague idée qu’il lui arriverait un grand bien si elle embrassait l’homme vautré à côté d’elle, la fille le baisait partout, le pressait, sans détacher les lèvres de sa chair.

Une à une, les femmes disparurent ; elle-même se leva à une question qu’on lui fit. Le plancher se mut sous ses jambes ; elle dut s’accouder à la porte pour reprendre un aplomb. Elle vit Eugène donnant de l’argent à Marianne, remarqua encore que c’était très commode, qu’elle n’aurait à s’inquiéter de rien. Enfin, entamant le refrain des Cloches, perdu l’après-midi, et qu’elle venait de retrouver, elle le chanta de toutes ses forces en montant l’escalier.

Elle était prise d’une joie folle, avec une envie très grande de briser les globes à gaz.