Page:Chamberlain - Richard Wagner, sa vie et ses œuvres, 1900.djvu/289

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leur donner une forme artistique nouvelle. Très remarquable, par exemple, est la manière dont Wagner a transformé la Donna serpente de Gozzi en un drame de rédemption par l’amour, et non point seulement de la rédemption de la femme par l’exorcisme du charme qui la retient prisonnière, mais avant tout de la rédemption qui, chez le bien-aimé, remplace la misère terrestre par la céleste béatitude ; et rien ne montre mieux l’inconcevable profondeur de son regard de poète, que le fait qu’il a ainsi, sans s’en rendre compte, ressuscité dans sa pureté originelle, une très antique légende hindoue[1]. La manière même est frappante dont, dans la Défense d’aimer, il reproduit les types de Shakespeare en les modifiant, pour élargir le terrain de la caractéristique musicale, et en même temps l’envergure psychique des personnages. Si donc je m’approprie les propres paroles de Wagner, en accentuant cette idée qu’on ne saurait estimer ses œuvres premières à leur juste valeur, ni se rendre compte de leur signification vraie pour le développement artistique du maître, quand on n’y voit que des opéras, je ne fais point une vaine chicane de mots, mais bien une distinction essentielle. Par là, je veux marquer qu’à côté de l’auteur du texte et du musicien, il y a, à l’œuvre, un poète créateur, qui a d’incontestables droits à notre respectueuse attention. Ce poète, c’est justement ce Voyant, dont je parlais à propos de la doctrine artistique. L’ouvrier, l’artiste ne se perfectionneront que peu à peu, car ici il y a une matière que l’esprit doit d’abord subjuguer ; mais le Voyant est là, dès le début, tenant sa force de son droit de naissance. Aussi, je crois que nous ferons de notre sens critique bien meilleur

  1. Cf. Rigveda, X, 95 et Catapatha Brâhmana, XI, 5, 1.