Page:Chamfort - Œuvres complètes éd. Auguis t1.djvu/53

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coupables puissans que la multitude de leurs complices met à l’abri des recherches. S’il est ainsi, la vraie comédie n’existera bientôt plus que dans ces drames de société que leur extrême licence (car ils peignent nos mœurs) bannit à jamais de tous les théâtres publics.

Qui pourra vaincre tant d’obstacles multipliés ? Le génie. On a répété que si Molière donnait ses ouvrages de nos jours, la plupart ne réussiraient point. On a dit une chose absurde. Eh ! comment peindrait-il des mœurs qui n’existent plus ? Il peindrait les nôtres : il arracherait le voile qui dérobe ces nuances à nos yeux. C’est le propre du génie de rendre digne des beaux arts la nature commune. Ce qu’il voit existait, mais n’existait que pour lui. Ce paysage sur lequel vous avez promené vos yeux, le peintre qui le considérait avec vous, le retrace sur la toile, et vous ne l’avez vu que dans ce moment : Molière est ce peintre. Le caractère est-il faible, ou veut-il se cacher, renforcez la situation ; c’est une espèce de torture qui arrache au personnage le secret qu’il veut cacher. Tout devient théâtral dans les mains d’un homme de génie. Quoi de plus odieux que le Tartuffe ? de plus aride en apparence que le sujet des Femmes savantes ? Et ce sont les chefs-d’œuvres du théâtre. Quoi de plus triste qu’un pédant pyrrhonien incertain de son existence ? Molière le met en scène avec un vieillard prêt à se marier, qui le consulte sur le danger de cet en-