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sur Chamfort.

devant Chamfort, la scène horrible du matin. « Fort bien ! dit-il d’un ton grave, c’est le gratis de la Convention. » Lorsque par méprise, ou seulement pour le tourmenter, on l’eut arrêté, peu de jours avant le 31 Mai[1], & conduit au comité de sûreté générale, où après l’avoir fait attendre plus de deux heures dans une antichambre, on le relâcha sans l’interroger, ni même le traduire devant ce tripot de conjurés, il racontait au club à tout venant son histoire : il ne tarissait pas sur ce qu’il avait vu & entendu ; sur les allées & les venues du citoyen Marat & du citoyen Robespierre sur leur contenance, leur air, leurs paroles souveraines. Ses sarcasmes étaient autant de crimes, qui étaient notés, dénoncés & dont on se promettait dès-lors de lui faire porter la peine.

Il avait plus d’un titre à la haine de ce parti, à qui il ne fallait ni esprits pénétrans, ni philosophes, ni ames élevées ni fermes ; parce que ce n’est pas de tout cela que se composent des esclaves. De plus il possédait une place, c’était encore un titre de proscription ; & ce qui en était un bien plus fort, il la tenait de Roland. Ce ministre avait jugé à propos de partager en deux la place de Bibliothécaire de la Bibliothèque Nationale ; il avait offert une de ces deux parts à Chamfort & l’autre à Carra[2]. Il était assez surprenant de voir associer dans les mêmes fonctions deux hommes qui avaient entr’eux aussi peu de rapports. Carra, homme d’un caractère assez-doux, quoique écrivain très-virulent, avait servi la liberté à sa manière ; son petit journal des Annales

  1. Les 31 mai et 2 juin 1793 les sans-culottes de la Commune de Paris assiègent la Convention, contrainte de voter l’expulsion des principaux députés Girondins, qui sont arrêtés. Les Montagnards prennent le pouvoir, sous la surveillance des sans-culottes. (Note wiki)
  2. Jean-Louis Carra (1742-1793) est nommé à la tête de la Bibliothèque Nationale, avec Chamfort, le 19 août 1792 grâce à ses amis Girondins. Élu député de la Convention, il est guillotiné avec vingt autres députés Girondins le 31 octobre 1793. (Note wiki)