Page:Chamfort - Pensées, Maximes, Anecdotes, Dialogues, éd. Stahl.djvu/14

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

temps ont toujours été la voix même de leur époque, que Dante, Pétrarque et tant d’autres saignaient quand saignait leur pays, ils se répondent non sans raison que celui-là ne mérite que le mépris, et n’est point un véritable artiste dont l’heure solennelle des révolutions ne passionne pas la chanson.

Que si, au contraire, comprenant que la fortune de son siècle ne doit pas s’accomplir et passer devant lui comme devant un spectateur indifférent, l’homme de lettres se met à marcher avec ou contre son temps, selon que sa conscience lui conseille de précipiter ou de retarder sa marche, soyez sûr que, si généreusement qu’il se jette dans le mouvement, ce mouvement l’accueillera avec plus de défiance et de froideur qu’aucun autre.

« C’est un artiste, — se diront les gens qui ont la prétention d’être des politiques purs, c’est-à-dire de n’être propres à rien qu’à s’occuper des affaires des autres, — prenons garde ! cet homme qui sait chanter ne prendra pas nos airs tout faits, et peut-être va-t-il avoir la prétention de nous faire chanter les siens… »

Le gros public dira autre chose : « Quelle bizarre idée a donc passé par la tête de M. A*** ? Comprend-on qu’un homme qui a fait de la prose et des vers avec succès, dont les drames et les comédies nous ont fait tant pleurer et tant rire, dont les romans sont si amusants quand on les lit au coin d’un bon feu, fasse la folie de s’occuper des affaires de l’État ! » Et chacun de dire à M. A*** ce qu’on disait autrefois à M. Galland : « Racontez-nous plutôt un de ces contes que vous racontez si bien. »

La vérité est que, pour le plus grand nombre, l’homme de lettres est resté quelque chose comme ce qu’étaient les trouvères et les troubadours de l’ancien temps, c’est-à-dire des joueurs de cithole ou de mandore, des ménétriers