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Nos pères l’avaient admirablement compris, et il a peut-être été providentiel que philosophes et écrivains fussent, avant 89, les commensaux nécessaires des nobles et des grands seigneurs. C’est ainsi, en effet, qu’ils trouvèrent de généreux, d’indispensables complices dans les rangs mêmes de cette noblesse qui semblait avoir tout à perdre dans une transformation sociale.

Cette cohabitation obligée des privilégiés de l’esprit et des privilégiés de la naissance eut encore un autre résultat. On vit que, dans les deux camps, on pouvait valoir quelque chose, et, si le combat ne put être évité, si la lutte cependant fut terrible, il y eut, à l’honneur de l’humanité, des protestations contre ce qu’elle eut d’excessif. Quelques hommes (courageux se jetèrent comme un pont d’une rive à l’autre, essayant de les tenir unies, et si, emportés par le torrent, ils disparurent victimes de leurs courageux efforts, la double leçon de leur vie et de leur mort ne doit pas être perdue cependant pour l’avenir.

Chamfort a été un de ces hommes. Ami sincère, ami ardent et convaincu de la Révolution, il se mit résolument à son service et lui sacrifia tout, hormis pourtant la liberté de son esprit et de sa parole.

Cette restriction ne fut pas du goût d’une époque qui, ayant tout à renverser, ne pouvait pas fonder la liberté par la liberté même et qui croyait avoir le droit de demander à ses amis tous les genres d’abdication. On oublia les services de Chamfort dès qu’on vit qu’il prétendait les raisonner. La doctrine de l’obéissance passive n’est pas une découverte moderne ; elle a été de tout temps à l’usage des pouvoirs contestés et des partis extrêmes. C’est peut-être une question, au point de vue pratique, de savoir si, alors que deux armées sont aux mains, il y a opportunité à se jeter au milieu de la mêlée pour re-