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Page:Chamisso - L’homme qui a perdu son ombre, 1864.djvu/106

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Mon existence, mon cher Adelbert, est encore aujourd’hui la même. Mes bottes ne s’usent point, elles ne perdent rien de leur vertu, quoique la savante édition que Tickius nous a donnée de rebus gestis Pollicilli me l’ait d’abord fait craindre. Moi seul je m’use avec l’âge ; mais j’ai du moins la consolation d’employer ces forces que je sens décliner, à poursuivre avec persévérance le but que je me suis proposé. Tant que mes bottes m’ont porté, j’ai étudié notre globe, sa forme, sa température, ses montagnes, les variations de son atmosphère, sa force magnétique, les genres et les espèces des êtres organisés qui l’habitent. J’ai déposé les faits avec ordre et clarté dans plusieurs ouvrages, et j’ai noté en passant, sur quelques feuilles volantes, les résultats auxquels ils m’ont conduit, et les conjectures qui se sont offertes à mon imagination. Je prendrai soin qu’avant ma mort mes manuscrits soient remis à l’université de Berlin.

Enfin, mon cher Adelbert, c’est toi que j’ai choisi pour dépositaire de ma merveilleuse histoire, dans laquelle, lorsque j’aurai disparu de dessus la terre, plusieurs de ses habitants pourront trouver encore d’utiles leçons. Quant à toi, mon ami, si tu veux vivre parmi les hommes, apprends à révérer, d’abord l’ombre, ensuite l’argent. Mais si tu ne veux vivre que pour toi et ne satisfaire qu’à la noblesse de ton être, tu n’as besoin d’aucun conseil.

FIN.
Paris. — Typ. Parent, rue Monsieur-le-Prince, 31.