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lui qui ne possède pas au moins un million, dit-il, n’est (pardonnez-moi le mot), n’est qu’un gueux. » — « Quelle vérité ! » m’écriai-je avec l’accent d’une douloureuse conviction. L’expression de ma voix le fit sourire ; il se tourna vers moi. — « Restez, mon ami, me dit-il, peut-être plus tard aurai-je le temps de vous dire ce que je pense de votre affaire. » Il mit dans sa poche la lettre qu’il avait parcourue des yeux, et offrit le bras à une jeune dame. Le reste de la société l’imita ; chacun s’empressa auprès de la beauté qui l’intéressait. Les groupes se formèrent, et on s’achemina vers la colline émaillée de fleurs que M. John avait désignée.

Pour moi, je fermais la marche, sans être à charge à personne, car personne ne faisait attention à moi. Tour à tour on folâtrait, on parlait avec gravité de choses vaines et futiles, on traitait avec légèreté les sujets les plus graves, et l’épigramme s’aiguisait, surtout aux dépens des absents. J’étais trop peu fait à ce genre de conversation, trop étranger dans ce cercle, et trop préoccupé pour avoir l’esprit à ce qui se disait, et m’amuser de tant d’énigmes.

On avait atteint le bosquet, lorsque la jeune Fanny, qui semblait être l’héroïne du jour, s’entêta à vouloir arracher une branche de rosier fleurie. Une épine la blessa, et quelques gouttes de sang vermeil relevèrent encore la blancheur de sa main. Cet événement mit toute la société en mouvement. On demandait, on cherchait du taffetas d’Angleterre. Un homme