Page:Chamisso - L’homme qui a perdu son ombre, 1864.djvu/52

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
— 50 —

une vie retirée et libre, je le priais d’acheter, sous le nom de sa fille, les plus belles terres qui se trouveraient en vente dans les environs, et d’en assigner le paiement sur ma cassette. Je le laissais, lui dis-je, maître de tout, parce que dans cette occasion c’était à un père à servir un amant. Cette commission, dont il se chargea avec joie, ne fut pas pour lui sans peines, car un inconnu mettait partout l’enchère sur les biens sur lesquels il jetait les yeux ; aussi ne put-il en acquérir que pour environ la somme d’un million.

J’avoue que je n’étais pas fâché de lui procurer quelque occupation qui l’éloignât de nous. C’était une ruse que j’avais déjà employée plusieurs fois, car le bonhomme ne laissait pas que d’être un peu fatigant. Pour la mère, elle avait l’ouïe dure, et n’était pas, comme son mari, jalouse de l’honneur d’entretenir M. le comte. Ces heureux parents me pressèrent de prolonger avec eux la soirée. Il fallut me refuser à leurs instances. Nous étions au milieu du jardin, et déjà je voyais la clarté de la lune s’élever à l’horizon ; je n’avais pas une minute à perdre, mon temps était accompli.

Le lendemain je revins au même lieu. J’avais jeté mon manteau sur mes épaules et rabattu mon chapeau sur mes yeux ; je m’avançai vers Mina ; elle leva les yeux sur moi et tressaillit. À ce mouvement, je me rappelai cette nuit lugubre où, jadis, je m’étais exposé sans ombre aux rayons de la lune. En effet, c’était elle-même que j’avais vue cette nuit-là ; m’avait-