Page:Chamisso - L’homme qui a perdu son ombre, 1864.djvu/67

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
— 65 —

porter une ombre ; il fallait encore que ce nid lui fût échappé dans sa chute. Je jetai donc les yeux autour de moi, et cherchai avidement sur l’arène éclairée l’ombre du nid invisible ; je l’aperçus, m’élançai et saisis, sans le manquer, le nid lui-même. J’étais invisible avec ce trésor, et l’ombre dont j’étais privé ne pouvait me trahir.

Mon adversaire, s’étant aussitôt relevé, cherchait des yeux son heureux vainqueur, mais il ne découvrit sur la plaine éclairée ni lui, ni son ombre, dont il paraissait surtout s’enquérir, car il n’avait pas eu sans doute, avant notre rencontre, le loisir de remarquer que je fusse sans ombre. Lorsqu’il se fut assuré que toute trace du ravisseur avait disparu, il porta ses mains sur lui-même avec le plus violent désespoir, et se mit à s’arracher les cheveux. Cependant ma précieuse conquête, en me donnant un moyen de me replonger dans le tourbillon du monde, m’en inspirait le désir. Je ne manquais pas de prétextes pour colorer à mes propres yeux l’énormité de mon action, mais plutôt je n’en cherchai aucun ; et, pour me soustraire à tout remords, je m’éloignai sans regarder en arrière, et sans prêter l’oreille à l’infortuné, dont la voix lamentable me poursuivit longtemps encore. Telles furent, telles me parurent du moins alors, toutes les circonstances de cet événement.

Je brûlais du désir de me rendre au jardin de l’inspecteur, et de vérifier par moi-même les rapports de l’odieux inconnu. Je ne savais