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papiers à la main. Je sentis en même temps comme un brouillard passer sur ma tête ; je regardai autour de moi, je frémis d’horreur ; l’homme en habit gris était assis à mon côté, et me considérait avec un regard infernal. Il avait étendu sur moi le bonnet de nuage qui le couvrait, et mon ombre gisait paisiblement à ses pieds à côté de la sienne. Il roulait négligemment entre ses doigts le parchemin que je connaissais ; et tandis que l’inspecteur, occupé des papiers qu’il feuilletait et relisait, se promenait en long et en large à l’ombre des tilleuls, il se pencha familièrement à mon oreille, et me tint ce discours :

« Vous vous êtes donc pourtant rendu à mon invitation, et nous voilà, comme on dit, deux têtes dans un bonnet. C’est à merveille ; or rendez-moi mon nid d’oiseau ; vous n’en avez plus besoin, et vous êtes trop honnête homme pour vouloir injustement retenir le bien d’autrui. D’ailleurs, sans remercîment, je vous proteste que c’est du meilleur de mon cœur que je vous l’ai prêté. » Il le reprit de mes mains sans que je m’y opposasse, le remit dans sa poche, et me regarda en partant d’un nouvel éclat de rire, qui même fut si sonore, que le forestier se retourna au bruit. Je restai pétrifié.

« Avouez, poursuivit-il, que ce bonnet est encore beaucoup plus commode que mon nid d’oiseau ; il couvre du moins l’homme et son ombre, et toutes les ombres qu’il lui prend fantaisie d’avoir. Voyez, j’en ai pris aujourd’hui deux à ma suite. » Il se mit à rire. « Tenez-