Page:Chantavoine - Le Poème symphonique, 1950.djvu/43

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ses accords vibrants comme une douce et irrésistible lumière », les instincts brutaux de l’humanité et les forces hostiles de la Nature elle-même[1]. Dans nombre des « poèmes symphoniques », des thèmes larges et sereins opposaient aux doutes, aux épreuves, aux tourments, aux orages, ce pouvoir souverain d’apaisement et de lumière : nous l’avons vu entre autres dans Ce qu’on entend sur la montagne, dans les Préludes, dans Prométhée, dans les Idéals, dans les Bruits de fête eux-mêmes. À son tour, Orphée montre cet empire, mais il l’exerce sans dispute et même sans partage. Tout contraste, tout conflit a disparu. Une effusion majestueuse et douce, dont le souffle n’est que celui d’une poitrine inspirée et la chaleur celle d’une âme émue, s’épanche sans heurt et sans trouble. L’ondulation du sentiment ne dépasse pas l’amplitude qu’elle pourrait offrir dans un andante de sonate, de quatuor ou de symphonie. Rien n’y suggère le mouvement, l’image, l’idée, le symbole même. À peine quelques mesures de lents arpèges, en prélude — comme elles pourraient figurer en tête de toute composition de musique « pure » —, peuvent-elles être associées au nom du harpiste légendaire et laisser imaginer ici une improvisation d’Orphée, une de ces improvisations qui apprivoisaient les bêtes sauvages, amollissaient les pierres, ouvraient les portes de l’Érèbe[2], accomplissaient en un mot tous les miracles ; mais improvisation libre, sans autre objet qu’elle-même et son épanchement, planant au-dessus de toute agitation, ne dominant le monde que pour le pacifier et le bénir. À cette apothéose immatérielle de la musique, point n’est besoin pour triompher de résoudre des problèmes, de trancher des luttes, d’arbitrer ou de terminer des drames. En ce sens, Orphée met aux « poèmes symphoniques » de Liszt une

  1. Il y a ici une étroite parenté d’expression entre Orphée et quelques pages des Consolations pour piano, écrites à la même époque ; le terme ou l’idée de « consolation » peut donc s’appliquer dans une certaine mesure aux épanchements plus amples d’Orphée.
  2. C’est sur un des thèmes d’Orphée que le Voyageur, au premier acte de Siegfried force la porte de Mime.