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trituration des thèmes, dans le développement symphonique de la forme sonate, lasse par son insistance.

Le tort ou l’inconvénient le plus grave que l’on puisse objecter au poème symphonique est de supposer chez l’auditeur une éducation historique, littéraire, philosophique moyenne, c’est-à-dire aujourd’hui assez rare et qui le devient chaque jour davantage. Quelques mots sur un programme n’y suppléent pas. À qui ne connaît pas son Shakespeare ou son Eschyle, ils feront prendre Hamlet pour un personnage dans le genre de Triplepatte et Prométhée pour le patron des émeutiers. Faute d’être dès longtemps pénétré jusqu’à une familiarité devenue inconsciente par l’idée ou le symbole que le musicien veut dégager et exprimer, l’auditeur dérouté, égaré, bute, trébuche et s’arrête alors sur des détails superficiels, momentanés, fugaces, dont il cherche en vain la signification matérielle et qui le détournent de l’ensemble. Deux lignes pauvres et sèches qu’il vient de lire ne tiennent pas lieu de cette imprégnation préalable, d’où seul peut sourdre le sentiment et jaillir après lui l’émotion[1].

Parmi les compositeurs eux-mêmes, beaucoup sont tombés dans une méprise analogue. Du poème symphonique, tel que l’avait conçu et réalisé Liszt, ils ont retenu surtout les détails extérieurs et les procédés ; ils ne l’ont souvent suivi qu’en surface. Le mot de dégénérescence risquerait de jeter un injuste discrédit sur des œuvres dont un grand nombre sont belles et attachantes et que

  1. Trois exemples à l’appui : 1o La bévue de Reyer sur les Préludes de Liszt (voir plus haut, p. 35) ; 2o Il y a une quinzaine d’années, un compositeur soumettait à un chef d’orchestre réputé, directeur d’une association de premier plan, un poème symphonique intitulé Gethsémani. Peu disposé pour une raison ou pour une autre à recevoir l’ouvrage, et poussé par l’insistance de l’auteur dans les derniers retranchements de l’échappatoire, l’éminent batteur de mesure finit par lui demander : « Et puis d’abord, Gethsémani, qu’est-ce que ça veut dire ? » Ne comptez donc pas trop, vous qui écrivez de la « musique à programme », sur la vertu suggestive ou éclairante d’un titre quelconque… ; 3o Plus récemment, le chroniqueur polyvalent qui, dans le Figaro, emprunte un pseudonyme élégant à la toponymie de Proust, rendant compte d’une cantate de Paul Hindemith exécutée sous la direction de l’auteur, au festival de Lucerne et vantant le brio de cette exécution, parlait de l’œuvre comme célébrant « le peintre Matisse » (sic), alors que, nul ne l’ignore, le Mathis, der Maler de Paul Hindemith n’est pas Henri Matisse, mais Mathias Grunewald (1475-1528 [?]), le fameux peintre de Colmar…