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FLEUR LOINTAINE

d’un projet que j’ai en tête depuis une semaine. Car, voyez-vous, ma famille voudrait bien aussi jouir un peu de votre présence. »

Elle affectait de ne pas sentir toute l’inconvenance que renfermaient ces propos : cela revenait à dire : « La maison Desautels est trop sage pour vos vingt-six ans ; goûtez un peu aux folies qui sont bien connues dans la société qui est la mienne. »

Yvonne avait tout entendu ; elle marchait à l’écart, avec ses sœurs et à côté de sa belle-sœur, sa confidente préférée : « Allez-y d’une pointe contre nous, Mademoiselle Héliane, et d’un assaut conquérant sur notre grand ami ; voilà qui est dans vos méthodes stratégiques !… »

Cette réflexion de la jeune fille ne fut pas entendue hors de son voisinage immédiat.

Peu s’en fallut qu’on arrivât en retard à la Grand’Messe : l’Aspersion était commencée lorsque la pieuse famille, contrairement à ses habitudes, fit son entrée dans le lieu saint. Combien la toilette criarde d’Héliane détonnait dans ce groupe modeste et recueilli ! En jupe trotteur, très écourtée par en haut et par en bas, les bras totalement nus, contrairement aux avis réitérés des Évêques, la mondaine défila parmi les assistants, choisit une place bien en évidence, et regarda de tous côtés pour voir si elle serait vue par le plus grand nombre. Plusieurs amis des Desautels, qui se trouvaient dans les bancs les plus rapprochés, s’étonnaient que cette amazone fût en telle compagnie. La pétillante fille ne péchait pas par excès de dévotion ; machinalement, elle tira un chapelet de son sac-à-main et le passa à son bras, pour se donner un air de religion ; mais, en même temps, elle sortait un éventail qu’elle se mit à agiter avec sans-gêne ; pour elle, le Saint Sacrifice ne différait guère d’une représentation théâtrale.

Au Kyrie, elle s’assit et croisa les jambes sans plus de façon ; elle traitait l’église comme tous les autres lieux, en pays conquis. Elle se retournait constamment, dévisageait ses voisins, et surtout Paul Demers, qui, sans y prendre garde, suivait la Messe avec recueillement, les yeux fixés sur son paroissien. Yvonne ne pouvait se mettre en prières, à la vue de cette tête empanachée qui tournait ainsi qu’une girouette ; elle en était humiliée pour sa famille, dont les relations normales étaient toujours dans une société de choix.

Enfin, l’Office se poursuivit, sans que les lèvres vermillonnées de la mondaine parussent articuler aucune formule pieuse ; c’est tout juste si elle daigna s’incliner à l’Élévation. Bien vite, elle se sentit lasse de cette contrainte et ne sembla préoccupée que de la présence de Paul Demers, vers qui elle se tournait plus obstinément. Type caractéristique de ces femmes prétendues catholiques, qui n’offrent au Saint des saints que leur papillonnage habituel et veulent remporter, au pied du Tabernacle, les mêmes succès que dans les salons et dans les salles de bal.

Ce fut un soupir de soulagement pour toute la famille lorsque, la messe terminée, on se retrouva sur le perron de l’église où Héliane prit congé avec sa jeune sœur, pour retourner avec ses semblables. Mais l’épreuve n’était qu’interrompue ; l’automobile laissée au manoir confirmait la visite annoncée pour l’après-midi.

« Eh bien, s’exclama Yvonne enfin libérée de cette dure contrainte, que dites-vous de cette équipée ? Voilà qui nous promet des visites assidues. Si cette flambante donzelle trouve si facilement le chemin de notre maison de campagne, que sera-ce à Montréal l’hiver prochain ? Cette amitié inattendue nous réserve de beaux jours !

— Que veux-tu qu’on y fasse, ma mignonne, répliqua Robert ; en revoyant mes comptes, l’autre jour, je me suis aperçu que la lignée des Bellefeuille figure parmi nos meilleurs clients dans la fourrure.

— Alors, il faut sacrifier aux affaires le bon renom de notre famille !

— Non, petite sœur, mais il y a moyen de faire garder à ces gens-là les distances respectueuses, sans les repousser brutalement.

— Mais voyons, Robert, que penses-tu du scandale donné aujourd’hui en pleine église ?

— Je le déplore, sœur chérie, pour le moins autant que toi ; mais c’est un coup de surprise qui n’est pas pour se renouveler ; la paroisse, qui nous connaît, verra bien que nous avons subi plus qu’approuvé les allures tapageuses de cette fille, émancipée de nos bonnes traditions.

— C’est égal ! Pour une fois, mon Robert, nous ne sommes plus d’accord, et cela, sur un point qui me semble capital. Plus d’une fois, tu as expédié, sans y mettre les