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FLEUR LOINTAINE

ment à son possesseur, le missionnaire le retourna familièrement entre ses doigts : « Mes compliments, dit-il, en l’examinant de plus près ; vous avez là, Monsieur, un véritable bijou qui est sans doute un souvenir des luttes auxquelles vous avez pris part, car je vois à votre boutonnière des rubans qui en disent long. » Effectivement, le jeune homme portait les insignes de la Croix de Guerre et de la Légion d’Honneur. « Oui, mon Père, répondit-il, avec la plus parfaite courtoisie ; je suis du nombre de ceux qui ont pu dire : Ce sont toujours les mêmes qui se font tuer. Cinq ans de campagne, beaucoup de misère, et la vie sauve, grâce à Dieu. Mais vous aussi, mon Père, ajouta-t-il aimablement, vous avez l’air d’avoir des états de service que dénote votre barbe blanche, non moins que votre culte pour la superbe bouffarde qui vous sert de compagne avec votre bréviaire ; nos prêtres de France sont devenus grands fumeurs durant la guerre, mais il me semble que, votre pipe et vous, vous êtes de très vieilles connaissances. »

II


La glace était rompue entre les deux voyageurs ; le missionnaire, particulièrement loquace de nature, était enchanté de constater une fois de plus la chaleur communicative du tabac ; le jeune passager était décidément moins renfermé qu’en apparence : « C’est vrai, reprit aussitôt le respectable prêtre ; vous avez devant vous un vieux pionnier qui arrive en face de son pays d’adoption. Depuis plus de trente ans, j’évangélise la population éparse du Labrador, et ma mission, que vous ne pouvez pas voir d’ici, se trouve dans la direction du plus haut rocher qui se dresse devant nous. » Il montrait du doigt un roc abrupt plus éclairé que les autres par le soleil levant. « J’ai été envoyé là, continua-t-il, à l’âge de trente-cinq ans. J’appartiens à la Congrégation des Pères Eudistes et je dépends du Provincial de Québec. Originaire de Bretagne, je suis venu, encore tout jeune prêtre, sur les rives canadiennes ; après avoir fini mon noviciat à Québec, j’ai exercé quelque temps le ministère de la prédication, sur les bords du St-Laurent. Il est probable, ajouta-t-il avec un fin sourire, que mes Supérieurs me jugeaient trop primitif pour cultiver un sol déjà riche en récoltes, car ils m’ont envoyé sur une terre en friches où le travail est dur, et où les sueurs tombent plus souvent sur le roc que dans les sillons plantureux. Mais je ne songe pas à m’en plaindre ; je suis beaucoup mieux partagé que les Oblats perdus dans les glaces du Mackenzie. Toute ma population, sans distinction d’origine, parle français ; j’ai une bonne paroisse, une église bien décorée, un presbytère assez confortable ; au moins une fois par semaine, je reçois le courrier, avec les journaux et les principales revues du Canada et de la France. Je viens de faire, au pays natal, une visite qui sera peut-être la dernière ; après cette détente, je vais reprendre volontiers mon solitaire labeur. »

Le jeune homme ne perdait pas un mot de tous ces détails : c’était son premier contact avec le Canada. Il se prenait à regretter d’avoir été trop silencieux les jours précédents, car il trouvait là une mine insoupçonnée de renseignements que ses livres ne contenaient pas, surtout pour la région de l’extrême Est canadien. Comme une confidence appelle la réciproque, il invita le Père à s’asseoir sur le banc le plus voisin et il prit place à côté de lui, afin de poursuivre tranquillement la conversation à peine entamée. « Je ne serai pas indiscret si je vous demande votre nom mon Père, dit-il, en tirant sa propre carte de visite. — Père Garnier, répondit le missionnaire, tout en prenant connaissance de la carte qui lui était remise : Paul Demers, Ingénieur Agronome, Société des Agriculteurs de France. »

Paul Demers sortit un nouveau cigare et l’offrit au Père Garnier, dont la pipe paraissait éteinte depuis un moment : « Goûtez à ce londrès, mon Père ; il a tout le parfum de la Havane ». Le missionnaire ne se fit pas prier, et Paul Demers, mis en veine de bavardage par cette heureuse rencontre, voulut, lui aussi, se faire connaître : « Ma carte de visite ne vous dit pas grand chose, fit-il en allumant le cigare du Père et en mâchonnant le sien ; je suis pourtant apparenté moralement avec votre Congrégation, puisque j’ai fait mes études secondaires dans votre collège de la rue de Béthune, à Versailles ; vos Pères, dispersés par des lois désormais fameuses, n’étaient plus là, mais les prêtres séculiers qui les