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LA CRISE

les yeux, se prête mal à ces illusions : à moins d’avoir une mentalité totalement païenne, immorale, il est impossible de mordre sans aucune honte au fruit défendu, de mettre sur le même pied les chastes effusions qu’enveloppe la sainteté du foyer familial, et les troublantes caresses d’une passion naissante, à l’orée d’un bois solitaire.

Ce dernier sentiment, pour se développer dans toute son harmonie, a besoin d’une éducation qui est trop négligée dans la plupart des familles : pour les filles, dans les milieux éclairés, cette initiation délicate se fait généralement sous l’aile maternelle, quand la mère est suffisamment judicieuse ; pour les garçons, à défaut du père qui est souvent peu préparé à ce rôle pourtant si beau, la transition de l’enfance à la puberté s’opère à l’ombre de la soutane, sous la tutelle de quelque prêtre éducateur d’un tact consommé. Mais, dans la pratique courante, garçons et filles s’instruisent de ces sublimes mystères à leurs risques et périls, et, dans nombre de cas, au prix de douloureuses expériences. L’éducation négative, la conjuration du silence sévit dans la plupart des milieux honnêtes ; on prétend que le jeune homme, la jeune fille, sont des autodidactes qui doivent se tirer d’affaire sans aucun secours, dans ce domaine des connaissances intimes : « Ils connaîtront toujours ça assez tôt ! » C’est la parole qu’on entend un peu partout.

De là provient cette ignorance contre nature de telle grande demoiselle qu’un auteur malin a baptisée du terme ironique d’oie blanche, protégée par une mère Benoîton ; et ces oies blanches de vingt ans se rencontrent encore dans la société contemporaine, agitée de mille désordres. La gent masculine compte beaucoup moins de ces échantillons en tunique immaculée ; mais il ne faut pas avoir vécu dans le monde des collèges pour prétendre que c’est là un cas imaginaire. Les Jean Bélanger ne sont pas introuvables, et, lorsque leurs yeux s’ouvrent, il est souvent trop tard : la fougue du sensualisme les envahit et les submerge ; les lis ne résistent pas toujours à l’orage déchaîné.

Comme on vient de le voir par l’inquiétante conversation entre ces deux âmes trop innocentes d’esprit, un vague mysticisme religieux se mêle facilement aux matérialités les plus tangibles ; le divin sert de stimulant au profane ; un jeune imberbe pétri de dévotion peut communier le matin au pain des anges, et, quelques heures plus tard, à une idole qui n’a d’angélique que sa blancheur externe : de la passion, il évite seulement les défaillances honteuses et inavouables. Chez les peuples encore jeunes, ce singulier alliage des choses du ciel avec celles de la terre se constate plus fréquemment que dans les nations vieillies.

Donc, Jean Bélanger regrettait, dans son délire, qu’Alice ne fût pas sa « petite sœur ». Malgré le trouble qui était une forme lointaine du remords, cette ingénieuse fiction était sincère. Le pauvre enfant ne réfléchissait pas que, si sa délicieuse compagne eût été « sa petite sœur », il ne l’aurait pas aimée de la sorte ; il n’aurait pas été inquiet sur les instincts inavoués qui s’éveillaient en lui, dans les replis de sa vigoureuse constitution, dans sa forte nature de paysan frotté de littérature et d’art. En ces instants où une atmosphère amollissante palpitait autour de lui et se faisait sa complice, il n’avait pas renoncé à sa vocation ; mais il cherchait la formule paradoxale pour concilier l’amour de Dieu avec l’idolâtrie envers la créature. De pareils états d’âme relèvent d’une psychologie raffinée et infiniment intéressante. Si ce n’est pas le prélude des chutes irréparables, il se produit une réaction qui est le point de départ des plus mâles vertus, après que le voile des illusions s’est déchiré. En langage théologique, il y a là une des plus subtiles tentations dont se sert l’Esprit des Ténèbres pour ravir sa proie, et que permet l’Esprit de Lumière pour parachever la formation de ses disciples.

— Oui, Alice mille fois chérie, répétait Jean, je t’ai aimée autrefois comme une charmante petite sœur. Te rappelles-tu nos jeux innocents, quand nous courions ensemble dans ce bois où nous venons de nous rencontrer aujourd’hui ? Notre tendresse se traduisait par des baisers très purs, soit ici, soit chez nous sous l’œil de nos parents. Toute la famille s’égayait de ces épanchements si doux.

« Pourquoi cet heureux temps semble-t-il s’enfuir ? Maintenant, Alice, j’aspire à me trouver toujours seul avec toi, à m’isoler, à t’entraîner au besoin dans un pays lointain, à l’abri de tous les regards connus ou inconnus. Tout le reste n’est rien, si tu viens à me manquer. Peut-être suis-je ingrat envers ceux qui m’ont tant aimé, dans la maison paternelle ?… Enfin, quoi qu’il arrive, j’aurai eu au moins une heure de bonheur dans ma vie !… »

Et, n’y tenant plus, Jean avait pris la mignonne main d’Alice ; il pressait cette petite