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LA CRISE

vant cette révélation subite ; ce derme d’un teint laiteux, où ruisselaient des gouttelettes d’eau étincelantes comme du cristal, fascinait ses regards. Il se sentait cloué sur place, sans pouvoir proférer une parole. Était-ce un rêve, était-ce la réalité ? Cependant, un soupir s’échappa de la poitrine oppressée de la jeune fille, ses deux lèvres frémissantes esquissèrent un sourire, et ses yeux encore à demi fermés se dirigèrent vers celui qui la contemplait comme dans une extase.

— Où suis-je ? dit-elle… J’étais évanouie… Y a-t-il longtemps que je suis sortie de l’eau ?

— Il n’y a qu’un instant, Mademoiselle, répondit le jeune homme.

— Ah ! c’est vrai !… Je vous ai prié de demeurer près de moi. Vous êtes bon, Monsieur, vous avez été très bon pour une faible créature en péril… Aidez-moi à me relever !

Jean lui tendit la main, tandis que les autres baigneuses s’approchaient pour lui venir en aide ; mais, à peine était-elle sur son séant, qu’elle s’évanouit une deuxième fois et tomba entre les bras du robuste garçon.

— Il faut la transporter chez elle, dirent les jeunes filles.

Jean, chargé de son fardeau, se mit en devoir d’aller jusqu’à la pension qui lui fut indiquée, sur la grand’route de Joliette, tandis que les compagnes de la victime étendaient sur elle son peignoir. On arriva vite à l’hôtel, et la jeune fille fut déposée sur son lit avec mille précautions. Bientôt, elle reprit à nouveau ses sens ; quelques gouttes de brandy la firent complètement revenir à elle.

— Comment vous montrer ma reconnaissance, vaillant jeune homme ? s’écria-t-elle avec effusion. Quel est votre nom et quelle maison habitez-vous, pour que je vienne vous remercier au plus tôt ?

— Jean Bélanger, est mon nom, Mademoiselle. Ma famille se trouve en face, dans les rangs de Repentigny, à la Ferme des Érables.

— Et moi, je m’appelle Exilda Chênevert, de Montréal. Mes parents sont dans le commerce, et notre maison privée est à Westmount. Vous serez notre hôte, comme je l’espère.

— Nous réglerons cette question plus tard, Mademoiselle ; reposez-vous et remerciez Dieu qui n’a pas voulu vous laisser périr.

À ces mots, Exilda Chênevert s’assit sur son lit et, avant que Jean Bélanger pût songer à offrir la moindre résistance, elle l’attira à elle et l’embrassa pour lui témoigner sa gratitude. Jean sentit deux lèvres brûlantes se poser sur sa joue et il s’empressa de prendre congé, en proie à un trouble intérieur qu’il n’avait jamais connu.


II


Une bonne partie des habitants de la rive gauche, attirés par les premiers cris d’alarme des travailleurs qui avaient assisté au début du drame, étaient accourus sur les tertres qui sont en bordure de la rivière ; ils avaient contemplé, sans avoir le temps d’intervenir, les péripéties de ce sauvetage aussi rapide qu’émouvant. Ce furent des ovations sans fin lorsque Jean Bélanger descendit de sa barque ; il eut à peine le temps de s’habiller ; sa mère et ses sœurs, averties de l’exploit du rhétoricien alors que déjà tout péril était évanoui, s’empressèrent à sa rencontre. On l’entourait, on l’embrassait, c’était un enthousiasme délirant. Hector et son père travaillaient dans le rang proche du bois ; ils furent appelés en hâte et joignirent leurs félicitations à celles des autres familles.

Quand ils apprirent la personnalité de la victime, ils oublièrent vite ses incartades des derniers jours, et elle devint sympathique : le danger confère aux coupables une sorte d’absolution. On avait hâte de revoir cette jeune fille. Dès le lendemain, la renommée aux cent bouches avait fait parvenir aux journaux de Montréal la nouvelle de l’accident : les grands quotidiens envoyèrent des reporters à la Ferme des Érables, et, bien malgré lui, Jean fut photographié : son portrait parut en bonne place, à côté de celui d’Exilda Chênevert, avec des titres en gros caractères et mille détails sur la tragique noyade. L’imagination aidant, certains journaux publièrent que l’héroïque jeune homme avait dû plonger à plusieurs reprises dans la partie la plus profonde du cours d’eau, et qu’il avait remorqué à la nage la jeune fille évanouie. Elle était jeune, elle était belle, Jean aussi était jeune et beau ; les lecteurs s’enthousiasmaient, et l’on faisait prévoir des suites romanesques à cet acte de courage.

Des limousines de grand luxe arrivèrent bientôt aux rangs de Repentigny : c’était la famille Chênevert qui venait remercier et récompenser l’intrépide sauveteur ; après informations prises de loin, cette famille avait su que les Bélanger jouissaient d’une large aisance : elle n’avait pas voulu faire des offres d’argent. Mais Jean reçut le portrait d’Exilda, délicieusement encadré, avec un chrono-