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LA CRISE

paysanne pressentait déjà un miracle de résurrection. Elle n’avait jamais douté de la vocation de Jean, et il lui semblait qu’un futur prêtre possédait par avance tous les secrets de Dieu. En vaquant à son ménage, elle répondait elle-même, du fond de son âme, aux saintes formules du rosaire : « Sainte Marie, Mère de Dieu, priez pour nous… ! »

Jean allait se retirer, après la dizaine de chapelet et quelques pieuses invocations ; mais Alice lui tenait toujours la main : des yeux, elle fixait la lettre qui était étalée sur les draps tout blancs. Le jeune homme comprit… Une cassolette était sur le petit autel ; on y faisait brûler, de temps à autre, des débris d’herbes aromatiques pour parfumer la chambre de la malade. Jean saisit le papier criminel, le déchira, en froissa les menus morceaux et y mit le feu : une légère fumée s’éleva d’abord, en volutes capricieuses ; puis, ce fut une flamme toute bleue qui éclaira les murs quelques instants et jeta ses reflets sur la physionomie rassérénée d’Alice ; enfin, la flamme s’éteignit ; seule, la pâle lueur des flambeau continuait à éclairer cette chambre qui n’avait plus rien de funèbre. La douce Vierge semblait sourire à ses deux enfants. L’horrible rêve s’était enfin évanoui !

— Au revoir, petite amie, dit Jean à voix basse ; je te reverrai, ou plutôt nous te reverrons bientôt. Reprends confiance, tu as retrouvé ton grand ami !

Il prit la main fiévreuse de la malade et la porta doucement à ses lèvres. Il pouvait se retirer content ; il venait d’ajouter, au sauvetage glorieux, opéré sur la rivière quelques semaines plus tôt, un autre sauvetage non moins important, mais qui n’allait avoir aucun retentissement dans le public : trois âmes seulement devaient en connaître le secret.

Ô dispositions merveilleuses de la Sagesse infinie ! Celui qui regimbait sous la main divine était-il donc déjà l’Élu, le « pêcheur d’âmes », à l’image des premiers Apôtres ? Allait-il sombrer sur la mer du monde, après avoir sauvé les autres ? Ces derniers événements l’avaient grandi à ses propres yeux : il avait exercé un ministère plus qu’humain. Le cœur débordant de joie, Jean sortit de la Ferme des Ormeaux et s’enfonça dans la nuit noire : quelques étoiles isolées scintillaient dans la voûte sombre du firmament ; des nuages les voilaient, de temps à autre… À la faveur des ténèbres, dans le silence impressionnant de cette nuit, le collégien résolut de passer un bon moment dans la solitude complète ; une lumière intérieure l’inondait, il sentait le besoin de prier encore, de rendre grâce… Il suivit le chemin à peine visible, dépassa la Ferme des Érables et se rendit jusqu’à la Croix du Chemin qui étendait ses grands bras miséricordieux : à la base, une petite niche grillagée à l’avant renfermait une statue de la Mère des Douleurs. Le jeune homme se prosterna et commença une fervente méditation : — « Domine, quid me vis facere ? — Veni, sequere me… » « Seigneur, que voulez-vous que je fasse ? Viens, suis-moi… » Ces paroles des saints Évangiles retentissaient en lui… Il y en avait bien d’autres qui se pressaient dans sa mémoire : « Tout travailleur qui met la main à la charrue et, par la suite, regarde en arrière, n’est pas digne de moi… » Jean se remémorait les consolations qu’il ressentait dans son enfance à la pensée qu’il serait prêtre, ainsi que ses pieux colloques avec sa sœur Thérèse, tantôt dans la forêt, là-bas, en face, tantôt au pied de cette Croix du Chemin. Comme il avait bien compris, durant ses jeunes années, la beauté suave des vertus qui conviennent au cloître et au sanctuaire ! « Bienheureux les cœurs purs !… Ils graviront la montagne du Seigneur et ils verront Dieu ! »

Hélas ! cet idéal immaculé n’était-il pas compromis ? Comment pourrait-il vivre sans amour humain, après y avoir goûté de si près ? « Le monde est méchant, se disait-il, c’est entendu ; mais on y rencontre néanmoins des âmes de choix, comme je viens de le constater. Exilda me rappelle tout ce que j’ai lu de plus beau sur Marie-Madeleine dans le Panégyrique du Père Lacordaire… Quant à Alice, quel cœur aimant et sincère ! Sa tendresse pour moi allait la conduire au tombeau. Je serais le dernier des misérables si je venais à l’abandonner ! »

Ainsi, Jean Bélanger ressentait ce que nous raconte le grand Augustin d’Hippone dans ses Confessions : « Les passions se cramponnaient à ma toge, à l’heure où je voulais m’avancer vers Dieu ; elles cherchaient à me retenir en me disant : Tu ne pourras pas vivre sans nous ! » Après un circuit passionnel qui semblait devoir le détourner de son premier amour, Jean se voyait plus embarrassé que jamais ; ses tendresses du début des vacances s’étaient fortifiées de son éloignement même : Exilda contribuait à le rejeter du côté d’Alice… Dans la voûte du ciel, les nuages (frappant symbole !) continuaient à intercepter, par moment, les rayons des étoiles. Le