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LA CRISE

gnées. Cet héroïsme devient vite contagieux : les âmes laugoureuses comme celle de Jean Bélanger ne peuvent plus se complaire dans leur torpeur ; elles se virilisent et prennent bientôt une allure combative. Le rêveur de Repentigny se sent dans une atmosphère d’héroïsme. Cela lui rappelle l’école de grandeur d’âme fondée par l’illustre Corneille, l’élève de la Compagnie de Jésus. Mais Jean a toujours préféré le tendre Racine, poète de l’amour et des défaillances de la volonté.

Pourtant, ces états d’âme trop féminins, trop romanesques, toute cette psychologie morbide, prédisposant l’adolescence aux pires capitulations, quand elle s’y attarde, sera prise à partie dans les entretiens du Père Francœur, devant ces frémissantes jeunesses qui attendent sa parole. Il faut aller vite, car la retraite ne durera que trois jours ; et trois jours passent si rapidement, quand il y a tant d’affaires importantes à régler !

Les retraitants ont vu déjà quel est le but final de tout effort : il faut tendre vers Dieu, s’engager sur les voies qui conduisent à Lui, et s’armer de courage pour parcourir cette difficile carrière ; innombrables, en effet, sont les obstacles que rencontre un jeune homme décidé à s’enrôler sous les drapeaux du Christ et à suivre jusqu’au bout ce Chef incomparable : des ennemis perfides se tiennent en embuscade de chaque côté de la route. Les pièges grossiers ne sont pas les plus dangereux ; ce qui énerve plutôt l’endurance, ce sont les repos forcés sous de ravissants ombrages, au centre d’horizons enchanteurs. L’histoire romaine nous fournit un exemple de cette démoralisation des meilleures troupes, quand elle nous parle des « délices de Capoue ». Toutes les misères d’une longue campagne, à travers des pays dénués de ressources, n’ont pu venir à bout de l’obstination, de la ténacité farouche des Carthaginois ; mais si la faim, la soif, la chaleur, le froid n’ont pas arrêté ces cohortes, elles s’immobilisent dans les plaines fertiles pour ne plus en sortir : Annibal est déjà vaincu.

Après avoir indiqué de la sorte, dans les grandes lignes, les surprises qui attendent les soldats de Dieu, le Père Francœur entame une question tout-à-fait actuelle pour ses chers jeunes gens : les « délices de Capoue » laissent supposer autre chose que le vin et la bonne chère ; il y avait là, comme dans tous les lieux de plaisir, une légion de misérables créatures préparées à d’autres exploits qu’à ceux du courage. En plein dans son sujet, le prédicateur atteint la plus haute éloquence ; il évoque toutes les défaites dues à la néfaste influence des femmes corrompues et corruptrices, à travers l’histoire profane et l’histoire sacrée. Mais, ajoute-t-il, un jeune homme vertueux est encore bien plus exposé, s’il est mis en présence d’une âme également vertueuse, en dehors des conditions normales d’un légitime amour ; il ne verra d’abord rien de coupable dans une amitié qui lui paraîtra innocente ; hélas ! il sentira bientôt s’allumer dans ses entrailles un feu dévorant qu’il ne pourra plus éteindre… Malheur à lui !… Ces flammes impures, émanées de l’antre infernal, symbolisent déjà les brasiers éternels où il risque d’être précipité à jamais !

Le Père ne tarit pas sur les illusions de ce genre. Jean Bélanger ne s’était pas reconnu dans la première partie du tableau où apparaissaient les vices les plus dégradants : il n’en était pas là, à beaucoup près ! Mais, dans les dernières silhouettes plus délicates, où l’orateur avait montré la naissance et les progrès des tendresses trop humaines entre deux cœurs candides, les envahissements insidieux de la passion colorée de vertu, le collégien découvrait un croquis passablement fidèle de sa propre physionomie intérieure. N’avait-il pas, dans ces semaines de délire, perdu de vue le but très noble de sa vie ? Jean se sentait incapable de se juger. L’heure était venue de faire sa confession.

Mais, dans les retraites de ce genre, les aveux se préparent en d’intimes entrevues qui devraient être généralisées partout où se rencontrent de vrais apôtres. Personne ne peut soupçonner tout le bien moral accompli dans ces tête-à-tête. Un jeune homme dont le passé est chargé de faiblesses sent toujours le besoin de s’épancher dans un cœur sacerdotal, en dehors des pavillons sacramentels, assiégées par des foules indiscrètes ou turbulentes. Le cabinet de travail du directeur d’âmes, que ce directeur soit religieux ou séculier, est tout indiqué pour ces longues consultations d’ordre spirituel, comme sont indiqués, pour la gent féminine vraiment désireuse de revenir à Dieu, ces petits parloirs vitrés bien connus dans les résidences où l’on ne brasse pas, ainsi que dans un magasin de gros, les affaires les plus disparates.

Il est sept heures, Jean Bélanger entre dans la cellule du Père qui l’attend. Il va redire, une fois de plus, ce qu’il a raconté si loyalement à Alice, à Exilda, à Thérèse ; car il ne sait pas dissimuler. Les trois jeunes filles ont