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LA CRISE


Sans connaître ces vers de Rolla, Jean Bélanger en trouvait le sens dans la lettre qu’il venait de lire. Exilda ne voyait pas uniquement le bonheur dans la vie contemplative ; elle admettait, pour d’autres qu’elle-même, des joies fortes et saines en dehors des sublimes abnégations du cloître. La question qui se posait pour le jeune homme était donc de savoir jusqu’à quel point il ressemblait à cette courageuse jeune fille. Pour la première fois depuis longtemps, il était ébranlé et doutait de ses aptitudes à la vie familiale ordinaire ; il y découvrait des sacrifices aussi pénibles, sinon plus, que dans l’apostolat du sacerdoce. Un chrétien dans le monde, en effet, n’est digne de son nom que dans la mesure où il n’est pas amolli par le bien-être et l’égoïsme. Un père de famille exerce le sacerdoce de l’éducation et du bon exemple au foyer domestique.

Ces ressemblances morales, qui paraîtraient par trop mystiques aux penseurs profanes, n’ont jamais cessé d’être reconnues et proclamées parmi la croyante population du Canada. Jean avait été élevé dans cette atmosphère ; il était impossible que sa mentalité demeurât obnubilée par les vapeurs troublantes de ses jeunes amours. Quelques instants de calme réflexion à la Villa St-Martin, avec l’aide d’un guide expérimenté et le concours d’heureuses circonstances, avaient déjà raison de sa crise passionnelle. Dans ces dispositions, il alla retrouver, le soir venu, son cher Père Francœur.

— Quoi de nouveau, cher disciple ? lui dit le saint religieux ; la lumière se fait-elle dans votre âme ?

— Elle est pour le moins en voie d’apparaître, mon Père. Voici une lettre qui peut y contribuer.

Jean tendit la lettre d’Exilda, que le Père lut à plusieurs reprises. Relevant la tête et fixant le jeune homme, le directeur d’âme comprit quel travail s’accomplissait dans ce jeune cœur, entraîné par un autre cœur dans la voie qui aboutit au sanctuaire.

— Jean, dit-il, croyez-vous encore à l’amour humain ?

— J’y crois, mais dans la mesure où l’amour divin y occupe une large part.

— Voyez-vous une si grande différence entre la vie du chrétien sincère et celle du prêtre ?

— J’aperçois des difficultés autrement graves du côté du monde ; la lettre que vous venez de lire est pleine de cette vérité. Il faut une vocation robuste pour servir Dieu et trouver le bonheur parmi les embûches du siècle.

— Les vœux de vie plus parfaite vous effraient moins, à ce que je vois.

— Cet idéal, je m’y suis conformé matériellement jusqu’à ce jour, si je m’en rapporte au livre que vous m’avez fait connaître. J’ai échappé aux turpitudes qui m’ont toujours répugné. Quant au besoin de tendresse, je vois bien tout ce que nos aspirations comportent de romanesque et d’irréalisable. Les affections profondes ne ressemblent pas aux ivresses qui m’ont troublé.

— Nous y voilà, dit le Père avec satisfaction. Eh bien, cher ami, je puis maintenant faire votre diagnostic moral ; la fièvre est tombée, comme il arrive à la plupart des jeunes gens qui consentent à faire une cure chez nous. Apprenez donc que tout candidat au sacerdoce ou à la vie religieuse possède un tempérament noble et chevaleresque, peu en rapport avec la vie pratique ; quel que soit le degré d’austérité pour lequel il fait option, il y a quelque chose d’immatériel dans son existence plus ou moins spiritualisée. Le Christianisme, du reste, a sagement pourvu à la satisfaction de ces sublimes instincts en créant ses cloîtres, ses monastères, ses couvents, et en ne laissant même aux clercs séculiers que le minimum de soucis temporels.

« Telles sont vos réelles aptitudes, Jean ; vous êtes fait pour manier des idées, pour avoir commerce avec le monde des âmes. Avez-vous eu d’autre occupation depuis vos plus jeunes années ? Il n’est pas jusqu’à l’intrigue dont vous sortez qui ne démontre vos préférences secrètes pour les choses de l’esprit et du cœur. Vous avez aimé humainement, et deux êtres féminins vous ont attiré avec une véhémence sans pareille. Mais ce sont là deux surprises qui ne sont pas rares dans les sujets comme vous ; ces expériences sont providentiellement permises pour prévenir de plus fâcheuses aventures. Votre amour fut noble, malgré les faiblesses inséparables de tout sentiment de cet ordre ; il fut même trop poétique pour se prolonger autrement que dans l’irréel. Vous souffririez, Jean, s’il vous fallait en rabattre de vos rêves. Vous n’auriez pas été heureux avec celle qui vient de vous écrire, parce que les mille préoccupations d’ici-bas vous auraient vite semblé trop prosaïques, à l’un comme à l’autre. J’ai vu quelques exemples lamentables de ces vocations manquées.

« Venons-en au parti qui reste. Vous se-