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LA CRISE

tait dans son cœur subitement éveillé à des sentiments qu’il n’avait pas éprouvés jusque-là. La sève de ses dix-sept ans bouillonnait dans ses veines : son sang avait la vigueur d’un « vin fumeux », selon la parole d’un illustre orateur, et ces vapeurs capiteuses ne laissaient pas que d’obnubiler son premier idéal.

C’était un superbe garçon, que Jean Bélanger : son visage, plus pâle que celui des campagnards en raison de ses longues études, s’était affiné dans cet effort intellectuel ; ses yeux noirs laissaient transparaître une lumière intérieure ; un large toupet de cheveux couleur sombre couronnait son front très découvert. Sans être un damoiseau efféminé, il ne négligeait rien dans sa toilette.

L’âme du collégien avait été façonnée en grande partie par sa sœur Thérèse ; mais une jeune fille, même si elle est l’aînée d’un grand adolescent, ne peut pas recevoir toutes ses confidences, quand vient l’âge critique. Ni le père ni la mère Bélanger n’étaient de taille à scruter le cœur de leur fils ; ils étaient beaucoup moins instruits que leurs enfants et se rendaient compte de ce qui leur manquait ; voilà pourquoi ils avaient tenu essentiellement à rendre leur descendance plus éclairée qu’ils ne l’étaient eux-mêmes. Jean aurait pu trouver au Collège de l’Assomption des directeurs de conscience compétents ; mais, tout en restant pieux, fidèle à la confession deux fois par mois et à la communion presque quotidienne, il n’avait pas rencontré l’homme qu’il lui fallait. Un peu renfermé, assez timide de tempérament, il avait résolu de son mieux les formidables problèmes de la puberté, sans en parler à qui que ce soit. Il était resté pur par atavisme, mais c’était encore un candide, ignorant tout des grands mystères de la vie.

Bien plus naïve encore était Alice Gagnon : les habitants de la Ferme des Ormeaux étaient demeurés beaucoup plus paysans que les Bélanger ; longtemps, ils avaient cultivé leurs terres d’après les méthodes désuètes des temps jadis. Ils ne s’étaient pas aperçus que tout évoluait autour d’eux, que l’argent perdait de sa valeur, que le sol, si riche qu’il fût, s’épuisait à la longue et avait besoin d’engrais, que la culture devait être intensive avec le minimum de main d’œuvre, pour suffire aux dépenses familiales qui doublaient et triplaient d’une année à l’autre. Le père Gagnon ne rêvait que d’élargir ses limites, d’acheter de nouvelles terres, mais ses capitaux fondaient à vue d’œil. Pourtant, il avait fini, depuis deux ou trois ans, par se rendre à l’évidence ; l’exemple des Bélanger avait partiellement converti ce routinier incrédule ; il entrait dans le mouvement un peu tard, car ses réserves d’argent étaient trop maigres, comme ses terres.

L’éducation des enfants avait souffert du même parti-pris : « Nous avons fait nos affaires en sachant lire, écrire et compter, disaient souvent le père et la mère Gagnon ; ceux qui viennent après nous n’ont pas besoin d’autre chose. L’instruction tourne les têtes aujourd’hui ». Et ils invoquaient quelques cas qui ne prouvaient rien, mais qui suffisaient à les endormir dans leur insouciance. La petite Alice, non plus que ses sœurs, n’avait guère reçu de sa mère qu’une éducation négative, après sa sortie de l’école du hameau ; la fillette, en voie de devenir jeune fille, entendait souvent cette honnête paysanne lui répéter invariablement des défenses multiples : « Ne fais pas la sotte !… Ne pars pas trop tard pour la Messe !… Ne reste pas avec les garçons le long du chemin !… Ne perds pas ton temps à lire !… Ne reste pas comme ça devant ton miroir !… »

Pourtant, Alice était parmi les plus sémillantes de toute la couvée ; cette petite brune aux joues écarlates avait déjà du succès auprès de la jeunesse masculine lorsque, le dimanche, la foule des habitants sortait de l’église, sur la grand’place de Repentigny. Elle avait l’instinct de la parure ; elle n’ignorait pas que les liserets rouges sur son corsage du dimanche, aux tons clairs, faisaient valoir son teint quelque peu bronzé. Ses yeux noirs, comme les yeux de Jean Bélanger, lançaient des éclairs par moments et semblaient irrésistibles. Son nez, finement retroussé, lui donnait un air lutin. Sa bouche était fine, délicate, et ses lèvres empourprées s’entr’ouvraient pour laisser voir deux rangées très régulières de dents blanches comme l’ivoire. Ayant remarqué que ses cheveux étaient beaucoup moins opulents que ceux de ses sœurs, elle avait renoncé à les assembler en chignon et les avait fait couper à la hauteur de la nuque ; les boucles s’y formaient naturellement et encadraient à souhait sa mignonne figure.

Petite de taille, elle était bien prise, et ses robes très simples, serrées à la ceinture et non sur les hanches, contrairement à la mode récente qu’elle détestait, dessinaient discrètement les lignes artistiques de cette exquise statuette de chair et d’os. Elle était loin d’être maigre, comme la plupart des brunes : ses