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GRAMMAIRE DES ARTS DU DESSIN.

eût pu vivre sur cette planète à demi embrasée, où ne respiraient que les ancêtres des rhinocéros et des éléphants, le chaos prodigieux des premiers âges lui eût annoncé une puissance créatrice, terrible, immense, infinie, et si le langage humain eût existé, l’homme eût appelé la scène du monde, non pas belle, mais sublime.

Le sublime peut donc se trouver partout, même dans le chaos, même dans l’horrible ; le beau ne saurait être conçu en dehors de certaines lois d’ordre, de proportion et d’harmonie. L’un imprime une violente secousse à notre âme, l’autre l’apaise et la ravit. Le beau est toujours humain et toujours à notre portée ; mais le sublime participe du divin et nous ouvre comme une échappée de vue sur l’infini.

La beauté n’apparut donc sur la terre que dans cet âge tempéré où l’architecture des organes de l’homme, élaborée par l’incubation des siècles, se dessina pour la première fois aux clartés du jour. Heureux moment que celui où la nature sentit jaillir de ses entrailles les premières étincelles de l’esprit, où le monde eut conscience de lui-même !… La tradition biblique nous représente l’homme, nouveau venu sur la terre, comme habitant un jardin de délices, qui est planté des plus beaux arbres de la création, arrosé de fleuves, peuplé de toutes les bêtes des champs et de tous les oiseaux du ciel. Ce maître de l’Éden, vivant sous l’œil de Dieu, ne connaît que le bonheur, la grâce et l’amour ; le mal lui est étranger, la difformité lui est inconnue, et, au contraire, il a pour compagne une femme qui est la beauté même.

Cependant un grand malheur, une calamité mystérieuse s’étend sur le monde et en trouble l’harmonie. L’humanité, à peine venue au jour, tombe en déchéance. Elle est chassée du Paradis ; elle voit disparaître ces campagnes enchantées, jusqu’alors inaccessibles à la laideur et à la douleur, et la voilà replongée au milieu d’une nature inclémente, encore émue de ses derniers cataclysmes. Maintenant, à travers les générations qui vont se succéder, persistera un souvenir obscur de cette calamité originelle, dont la cause est la faiblesse de la première femme. Et cette réminiscence confuse, on la retrouvera dans les diverses religions de l’antiquité. La femme que le récit de Moïse appelle du nom d’Ève, la mythologie grecque la nomme Pandore. L’une et l’autre femme répandent sur la terre tous les malheurs. Le beau disparaît alors ou s’obscurcit ; car si la beauté a perdu le genre humain, comment ne serait-elle pas comprise elle-même dans la disgrâce universelle ?

Mais il est dit dans l’Écriture que la femme écrasera le serpent, et dans la Fable, que l’espérance resta au fond de la boîte de Pandore. L’humanité conserve donc un espoir en même temps qu’un souvenir. Au surplus la nature, bien qu’affligée de cette douleur qui semble s’exhaler parfois dans le souffle du vent et dans le gémissement des tempêtes, montre encore çà et là, au travers du voile sombre qui la couvre, quel-