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Page:Charles Blanc-Grammaire des arts du dessin, (1889).djvu/17

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DU SUBLIME ET DU BEAU.

ques traces de sa beauté première, précieux vestiges, semblables à ces fragments de peintures qui ont survécu à la ruine des murailles antiques, ou à ces débris de statues divines que l’on retrouve dans les décombres des temples athéniens. Ainsi, l’humanité, guidée par une étoile qui est le souvenir de sa grandeur passée et l’espérance de sa grandeur future, va marcher à la conquête du Paradis perdu, c’est-à-dire du vrai, du bien et du beau, et ces trois formes du bonheur, elle devra les recouvrer au nu)yen de la science, de l’industrie et de l’art. La science dissipera les erreurs ; l’industrie vaincra la matière ; l’art découvrira la beauté. Cette étoile qui doit guider la marche du genre humain est justement l’utopie du philosophe, le rêve du poète, l’idéal de l’artiste. C’est pour la voir que l’homme doit regarder les cieux.

De même que nous avons en nous un sentiment inné du juste, qui est la conscience, de même nous apportons en naissant une secrète intuition du beau, qui est l’idéal. Chez la plupart des hommes elle est obscure, latente et endormie ; cependant elle se réveille et s’éclaircit au moment où la beauté leur apparaît. Celui-là est un grand artiste qui, comme Raphaël, porte en lui cette idée du beau à l’état de lumière, et ne peut faire un pas dans la vie sans embellir tout ce qu’il voit, sans éclairer de ses regards tout ce qu’il rencontre.

Quelques philosophes ont pensé que l’idée du beau était un pur ouvrage de l’esprit, qui, en comparant des êtres imparfaits et en supprimant les défauts de chacun d’eux, s’élevait à la connaissance d’une perfection absolue. C’est ainsi, disent-ils, que le peintre Zeuxis forma son Hélène en réunissant les beautés éparses des plus jolies femmes d’Agrigente. Mais comment discerner les défauts d’une figure, si l’on n’a une idée préconçue de la beauté ? Comment Zeuxis aurait-il choisi la bouche de celle-ci, la main de celle-là, le pied d’une autre, s’il n’avait été dirigé dans son choix par une lumière intérieure ? Qui ne sent, du reste, que le rapprochement de parties séparément belles pourrait former un tout monstrueux, si l’artiste ne portait en lui le sentiment du lien qui doit les unir et en constituer l’harmonie ? Un tel sentiment, il le puisera dans cette conscience au sein de laquelle réside l’idée du beau, et qui est sans doute une secrète réminiscence de la grâce primitive du genre humain. Apprendre, dit Platon, c’est se ressouvenir.

Quelquefois, bien rarement, il est vrai, l’homme franchit son domaine, qui est la beauté, et touche au sublime, qui est en dehors de nous et au-dessus de nous. Mais il n’y atteint que par un bond prodigieux, et poussé par une force étrangère, surnaturelle. À l’inverse du beau, qui est une invention cherchée, le sublime est une rencontre imprévue : c’est pour(juoi il nous frappe d’un si grand coup quand il éclate dans la poésie aussi bien que dans les arts. Orcagna et le Dante.