Page:Charles Blanc-Grammaire des arts du dessin, (1889).djvu/42

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
32
GRAMMAIRE DES ARTS DU DESSIN.

sont si fines que, même aux yeux d’un Titien ou d’un Corrège, elles se perdent à distance dans une chaude et lumineuse unité, dans un riche camaïeu.

Et cependant, si la beauté et le dessin sont l’apanage de l’intelligence, comme le sublime et la couleur sont le lot de la nature, pourquoi la beauté est-elle si rare, pourquoi sommes-nous affligés du spectacle de tant de laideurs ? Pourquoi ? Parce que l’éternel géomètre comme l’appelle Platon, a mis la perfection dans l’espèce, qui est impérissable, et non dans l’individu, qui va périr. Cet Adam parfaitement heureux et parfaitement beau qui, la veille de la naissance d’Ève, s’endormit sous les ombrages du paradis terrestre, c’est le symbole de l’exemplaire primitif, tel qu’il sortit des mains de Dieu, qui l’avait créé à son image. La tradition d’une calamité mystérieuse qui fit perdre à l’homme sa félicité originelle et sa beauté signifie sans doute que l’exemplaire a été perdu, ou du moins qu’il a été voilé à nos regards. Il l’a été pour que l’homme eût à poursuivre sa vie dans les tourments d’une insatiable curiosité ; il l’a été pour que la nature, en l’absence du divin modèle, de l’unité divine, put librement enfanter la variété infinie des individus, qui doit réaliser l’espèce humaine sous des faces innombrables. Si l’homme eût, dès l’origine, possédé le triple empire qu’il doit acquérir par degrés : le vrai, le bien et le beau, son existence eût été sans but ; elle eût commencé par où elle doit finir. L’humanité, n’ayant plus rien à désirer, rien à conquérir, se serait anéantie dans l’immobilité, ou peut-être, tournant contre elle-même tant de facultés sans emploi, tant de puissance inutile, elle se serait étouffée dans son berceau.

Le modèle primitif demeurant caché, l’art a pour mission de le découvrir au moyen de l’image intérieure, faible et obscurcie, qui en est restée dans l’âme humaine. Car si la beauté a disparu, çà et là pourtant on en voit briller quelques rayons au milieu des ombres, et chacun de nous en contient un vague idéal ; chacun porte en lui comme un confus souvenir de l’avoir vu jadis, et comme un espoir lointain de la retrouver un jour. Cette réminiscence, qui est un pressentiment, est toujours présente au fond de notre âme ; elle explique comment toutes les difformités qui frappent nos yeux nous rappellent un type secret de perfection. Toute laideur nous fait souvenir de la beauté.

Telle que nous la voyons, cependant, avec ses déviations individuelles, la figure humaine est encore la source de nos plus belles connaissances et le point de départ des plus fécondes observations. Réduite à de simples ligues, la tête de l’homme, par exemple, a déjà tant d’expression qu’elle semble donner à ces lignes une valeur de sentiment, qui elle-même pourra déterminer des systèmes entiers d’architecture et les grandes variétés de la physionomie morale des choses.