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qui faisaient déjà frémir, n’étaient que peu de chose à côté de celui-ci. Ils disaient : cinq hommes, dix hommes tués pour un

    Tout en cherchant à nous expliquer ce crime atroce, nous continuâmes à longer la rive, jusqu’à l’extrémité supérieure de la courbe que décrit le fleuve au-dessus de Yavounga. À peine eûmes-nous contourné ce croissant que nous vîmes une masse d’objets blancs amassés devant le débarcadère d’un village. À l’aide de mes jumelles, je reconnus des groupes de tentes. Nous avions rejoint les Arabes de Nyangoué.

    Une lutte terrible se livre en moi. Pendant un instant je me sens irrésistiblement poussé à châtier les auteurs de tant de massacres et de forfaits. Le souvenir des maisons veuves de locataires, des habitants arrachés à leurs demeures et de ce pauvre vieillard si éloquent en sa douleur et de ces cadavres de femmes pourrissant au milieu du fleuve, — ce souvenir affreux semble avoir une voix et crier vengeance.

    Et cependant la réflexion me vient. De quel droit me ferais-je le justicier de l’Afrique ? Et à quoi bon faire justice ? Tous ces crimes diaboliques sont consommés ; les cendres des habitations brûlées se sont refroidies, le sang répandu a déjà séché sur le sol. Pourtant !… pourtant les captifs sont toujours entre les mains de leurs ravisseurs, il y a encore là des douleurs toutes fraîches à soulager, des larmes dont la source est loin d’être tarie. D’ailleurs, à quoi nous servira plus tard cette fertile région si nous souffrons que des barbares viennent la dévaster, la mettre à feu et à sang, la dépouiller de toutes ses richesses ?

    Débarqués, nous établîmes notre camp un peu au-dessous du camp arabe ; et quelques minutes plus tard nos employés zanzibarites échangeaient force poignées de main avec les Manyemas, esclaves d’Abed-ben-Alim, qui avaient envahi et ravagé la région pour en rapporter de nouveaux esclaves et de l’ivoire à leur maître.

    Cette horde de bandits — car elle ne méritait pas d’autre nom — opérait sous le commandement de plusieurs chefs, dont Karema et Kibourouga étaient les principaux. Elle avait quitté, seize mois auparavant, la ville de Ouané Kiroundou, située à environ cinquante kilomètres de Yinya Njara.

    Pendant onze mois, la bande avait mis à sac toute la région qui s’étend entre le Congo et le Loubiranzi, sur la rive gauche. Et elle s’était engagée à faire la même monstrueuse besogne entre le Biyerré et Ouané Kiroundou. En étudiant ma carte, je découvre que la région ainsi dévastée, sur la rive droite et la rive gauche, occupe une superficie de plus de 55,500 kilomètres carrés — soit 3,200 kilomètres carrés de plus que l’Irlande — et qu’elle a une population d’environ un million d’âmes.