Page:Charles Peguy - Cahiers de la Quinzaine 3e serie vol 1-4 - Jaurès -1901.djvu/261

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travaille et qu’il faut qu’on ait appris. Par quelle injuste infériorité, ou par quelle complaisance au fond démagogique, par quelle flatterie ferait-on croire ou laisserait-on croire au peuple que la science, que l’art et que la philosophie, que les travaux intellectuels, que les travaux de la raison ne sont pas aussi sérieux.

Ce serait rendre à la démocratie le pire des mauvais services que de vulgariser, d’étendre au peuple des ouvriers l’ancien préjugé nobiliaire. Il ne faut pas que le peuple non plus veuille tout savoir sans avoir jamais rien appris. Il ne faut pas que le peuple non plus ne se soit donné la peine que de naître peuple. Jamais on n’aurait l’idée de faire du pain sans avoir appris la boulangerie, ni de labourer sans savoir le labourage. Pourquoi veut-on traiter des grands problèmes sans avoir fait l’apprentissage indispensable. On accorde à peu près à la science qu’elle exige un apprentissage ; mais on le dénie trop souvent aux lettres, aux arts, à la philosophie. On introduirait ainsi la présomption la plus dangereuse ; on se préparerait les déceptions les plus graves, les plus méritées. Ce qu’on doit enseigner au peuple, ce n’est ni une vanité, ni un orgueil, c’est la modestie intellectuelle, et cette justesse qui est la justice de la raison. Au lieu de le lancer sur l’existence, ou, ce qui revient au même, sur l’inexistence de Dieu, sur l’immortalité de l’âme ou sur sa survivance ou sur sa mortalité, sur le déterminisme ou l’indéterminisme, sur le matérialisme ou la philosophie de l’histoire, enseignons-lui modestement des matières plus prêtes. Cela seul sera probe. Et c’est seulement ainsi que nous le respecterons.