Page:Charrière - Caliste ou lettres écrites de Lausanne, 1845.djvu/103

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entendre juger et médire, on ne peut se persuader qu’elles ne soient pas des Lucrèces. Leurs maris, pour peu que le hasard les ait servies, les croient des Lucrèces ; et leurs enfants, loin de rougir d’elles, les citent comme des exemples d’austérité. Mais vous, qu’oseriez-vous dire à vos enfants ? Comment oseriez-vous réprimer vos domestiques ? Qui oseriez-vous blâmer ? Hésitant, vous interrompant, rougissant à chaque mot, votre indulgence pour les fautes d’autrui décèlerait les vôtres. Sincère, humble, équitable, vous n’en déshonoreriez que plus sûrement ceux dont l’honneur dépendrait de votre vertu. Le désordre s’établirait autour de vous. Si votre mari avait une maîtresse, vous vous trouveriez heureuse de partager avec elle une maison sur laquelle vous ne vous croiriez plus de droits, et peut-être laisseriez-vous partager à ses enfants le patrimoine des vôtres. Soyez sage, ma Cécile, pour que vous puissiez jouir de vos aimables qualités. Soyez sage ; vous vous exposeriez, en ne l’étant pas, à devenir trop malheureuse. Je ne vous dis pas tout ce que je pourrais dire. Je ne vous peins pas le regret d’avoir trop aimé ce qui méritait peu de l’être, le désespoir de rougir de son amant encore plus que de ses faiblesses, de s’étonner, en le voyant de sang-froid, qu’on ait pu devenir coupable pour lui. Mais j’en ai dit assez. J’ai fini, Cécile. Profitez, s’il est possible, de mes conseils ; mais, si vous ne les suivez pas, ne vous cachez jamais d’une mère qui vous adore. Que craindriez-vous ? Des reproches ? — Je ne vous en ferai point ; ils m’affligeraient plus que vous. — La perte de mon attachement ? — Je ne vous en aimerais peut-être que plus, quand vous seriez à plaindre, et que vous courriez risque d’être abandonnée de tout le monde. — De me faire mourir de chagrin ? — Non, je vivrais, je tâcherais de vivre, de prolonger ma vie pour adoucir les malheurs de la vôtre, et pour