Page:Charrière - Caliste ou lettres écrites de Lausanne, 1845.djvu/113

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d’après que plus pâle. J’ai vu qu’il disait vrai, mais qu’il ne disait pas tout. En entrant ici, je vous trouve un air d’émotion et d’attendrissement. Mademoiselle Cécile est pâle et abattue. Permettez-moi de vous demander ce qui s’est passé. — Parce que vous avez été confident une fois, lui ai-je répondu en souriant, vous voulez toujours l’être ; mais il y a des choses que l’on ne peut dire, — Et nous avons parlé d’autre chose. On a travaillé, goûté, joué au piquet, au whist, aux échecs comme à l’ordinaire. La partie d’échecs a été fort grave. Le Bernois faisait jouer Cécile d’après Philidor que j’avais fait chercher. Milord, que cela n’amusait guère, lui a cédé sa place et demandé à faire un robber au whist. à la fin de la soirée, la voyant travailler, il a dit à Cécile : Vous m’avez refusé tout l’hiver, mademoiselle, une bourse ou un portefeuille ; il faudra bien pourtant, quand je partirai, que j’emporte un souvenir de vous, et que vous me permettiez de vous en laisser un de moi. — Point du tout, milord, répondit-elle ; si nous devons ne nous jamais revoir, nous ferons fort bien de nous oublier. — Vous avez bien de la fermeté, mademoiselle, dit-il, et vous prononcez ne nous jamais revoir comme si vous ne disiez rien. Je me suis approchée, et j’ai dit : Il y a de la fermeté dans son expression ; mais vous, Milord, il y en a eu dans votre pensée, ce qui est bien plus beau. — Moi, madame ? — Oui, quand vous avez parlé de départ et de souvenir, vous pensiez bien à une éternelle séparation. — Cela est clair, a dit Cécile en s’efforçant pour la première fois de sa vie à prendre un air de fierté et de détachement. Au reste, je crois que, si le détachement n’était que dans l’air, la fierté était dans le cœur. Le ton dont il avait dit quand je partirai l’avait blessée. Il fut blessé à son tour. N’est-il pas étrange qu’on ne se soucie d’être aimé que quand on croit ne le pas être ; qu’on sente tant la privation, et si peu la jouissance ; qu’on se joue du bien qu’on a, et qu’on l’es-