Page:Charrière - Caliste ou lettres écrites de Lausanne, 1845.djvu/136

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

information, et me supplia d’aller avec elle auprès du nègre, de lui parler anglais, de savoir de lui si nous ne pouvions rien lui donner qui lui fût agréable. — On m’a dit, maman, qu’il ne savait pas le français ; qui sait, dit-elle, si ces gens, malgré toute leur bonne volonté, devinent ses besoins ? Nous y allâmes. Cécile lui dit les premiers mots d’anglais qu’elle eût jamais prononcés : ce que l’amour avait fait acquérir, l’humanité en fit usage. Il parut les entendre avec quelque plaisir. Il ne souffrait pas, mais il avait à peine quelque reste de vie. Doux, patient, tranquille, il ne paraissait pas qu’il souhaitât ou regrettât rien : il était jeune cependant. Cécile et Fanchon ne l’ont presque pas quitté. Nous lui donnions tantôt un peu de vin, tantôt un peu de soupe. J’étais assise auprès de lui avec ma fille, dimanche matin, quand il expira. Nous restâmes longtemps sans changer de place.

— C’est donc ainsi qu’on finit, maman, dit Cécile, et que ce qui sent, et parle, et se remue, cesse de sentir, d’entendre, de pouvoir se remuer ? Quel étrange sort ! Naître en Guinée, être vendu par ses parents, cultiver du sucre à la Jamaïque, servir des Anglais à Londres, mourir près de Lausanne ! Nous avons répandu quelque douceur sur ses derniers jours. Je ne suis, maman, ni riche ni habile, je ne ferai jamais beaucoup de bien ; mais puissé-je faire un peu de bien partout où le sort me conduira, assez seulement pour que moi et les autres puissions croire que c’est un bien plutôt qu’un mal que j’y sois venue ! Ce pauvre nègre ! Mais pourquoi dire : ce pauvre nègre ? Mourir dans son pays ou ailleurs, avoir vécu longtemps ou peu de temps, avoir eu un peu plus ou un peu moins de peine ou de plaisir, il vient un moment où cela est bien égal : le roi de France sera un jour comme ce nègre : — Et moi aussi, interrompis-je, et toi… et Milord. — Oui, dit-elle, c’est vrai ; mais sortons à présent d’ici. Je vois Fanchon qui revient de l’église, je le lui dirai. Elle alla à la