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VINGT-UNIÈME LETTRE


Mon histoire est romanesque, madame, autant que triste, et vous allez être désagréablement surprise en voyant des circonstances à peine vraisemblables ne produire qu’un homme ordinaire.

Un frère que j’avais et moi naquîmes presque en même temps, et notre naissance donna la mort à ma mère. L’extrême affliction de mon père, et le trouble qui régna pendant quelques instants dans toute notre maison fit confondre les deux enfants qui venaient de naître. On n’a jamais su lequel de nous deux était l’aîné. Une de nos parentes a toujours cru que c’était mon frère, mais sans en être sûre, et son témoignage, n’étant appuyé ni contredit par personne, a produit une sorte de présomption, et rien de plus ; car l’opinion qu’on avait conçue s’évanouissait toutes les fois qu’on en voulait examiner le fondement. Elle fit une légère impression sur moi, mais n’en fit jamais aucune sur mon frère. Il se promit de n’avoir rien qu’en commun avec moi, de ne se point marier si je me mariais. Je me fis et à lui la même promesse ; de sorte que n’ayant qu’une famille entre nous deux, ne pouvant avoir que les mêmes héritiers, jamais la loi n’aurait eu à décider sur nos droits ou nos prétentions.

Si le sort avait mis entre nous toute l’égalité possible, il n’avait fait en cela qu’imiter la nature ; l’éducation vint encore augmenter et affermir ces rapports. Nous nous ressemblions pour la figure et pour l’humeur, nos goûts étaient les mêmes, nos occupations nous étaient communes ainsi que nos jeux ; l’un ne faisait rien sans l’autre, et l’amitié entre nous était plutôt de notre nature que de notre choix, de sorte qu’à peine nous nous en apercevions ; c’étaient les autres qui en parlaient, et nous ne la reconnûmes bien que quand il fut question de nous sé-