Page:Charrière - Caliste ou lettres écrites de Lausanne, 1845.djvu/145

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mina jamais, et elle disait ne savoir pas bien ce que c’était que la raison ; mais elle devenait ingénieuse pour obliger, prudente pour épargner du chagrin aux autres, et elle paraissait la raison même quand il fallait amortir des impressions fâcheuses et ramener le calme dans un cœur tourmenté ou dans un esprit qui s’égarait. Vous êtes souvent gaie et quelquefois impétueuse ; elle n’était jamais ni l’un ni l’autre. Dépendante, quoique adorée, dédaignée par les uns tandis qu’elle était servie à genoux par d’autres, elle avait contracté je ne sais quelle réserve triste qui tenait tout ensemble de la fierté et de l’effroi ; et, si elle eût été moins aimante, elle eût pu paraître sauvage et farouche. Un jour, la voyant s’éloigner de gens qui l’avaient abordée avec empressement, et la considéraient avec admiration, je lui en demandai la raison. — Rapprochons-nous d’eux, me dit-elle ; ils ont demandé qui je suis, vous verrez de quel air ils me regarderont ! Nous fîmes l’essai : elle n’avait deviné que trop juste, une larme accompagna le sourire et le regard par lequel elle me le fit remarquer. — Que vous importe ? lui dis-je. — Un jour peut-être cela m’importera, me dit-elle en rougissant. Je ne l’entendis que longtemps après. Je me souviens qu’une autre fois, invitée chez une femme chez qui je devais aller, elle refusa. — Mais pourquoi ? lui dis-je, cette femme et tous ceux que vous verrez chez elle ont de l’esprit et vous admirent. — Ah ! dit-elle, ce ne sont pas les dédains marqués que je crains le plus, j’ai trop dans mon cœur et dans ceux qui me dédaignent de quoi me mettre à leur niveau ; c’est la complaisance, le soin de ne pas parler d’une comédienne, d’une fille entretenue, de milord, de son oncle. Quand je vois la bonté et le mérite souffrir pour moi, et obligés de se contraindre ou de s’étourdir, je souffre moi-même. Du vivant de milord, la reconnaissance me rendait plus sociable ; je tâchais de gagner les cœurs pour qu’on n’affligeât pas le sien. Si ses domestiques ne m’eus-