Page:Charrière - Caliste ou lettres écrites de Lausanne, 1845.djvu/177

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d’autant moins de scrupule, que je suis résolue à me réserver la propriété la plus entière de tout ce que je tiens de milord ou de son oncle. »

Comment vous rendre compte, madame, du stupide abattement où je restai plongé, et de toutes les puériles, ridicules, mais peu distinctes considérations auxquelles se borna ma pensée, comme si je fusse devenu incapable d’aucune vue saine, d’aucun raisonnement ? Ma léthargie fut-elle un retour du dérangement qu’avait causé dans mon cerveau la mort de mon frère ? Je voudrais que vous le crussiez ; autrement comment aurez-vous la patience de continuer cette lecture ? Je voudrais parvenir surtout à le croire moi-même, ou que le souvenir de cette journée pût s’anéantir. Il n’y avait pas une demi-heure qu’elle était partie ; pourquoi ne la pas suivre ? Qu’est-ce qui me retint ? S’il est des intelligences témoins de nos pensées, qu’elles me disent ce qui me retint. Je m’assis à l’endroit où Caliste avait écrit, je pris sa plume, je la baisai, je pleurai ; je crois que je voulais écrire ; mais, bientôt importuné du mouvement qu’on se donnait autour de moi pour mettre en ordre les meubles et les hardes de ma maîtresse, je sors de sa maison, je vais errer dans la campagne, je reviens ensuite me renfermer chez moi. à une heure après minuit, je me couche tout habillé ; je m’endors ; mon frère, Caliste, mille fantômes lugubres viennent m’assaillir ; je me réveille en sursaut tout couvert de sueur ; un peu remis, je pense que j’irai dire à Caliste ce que j’ai souffert la veille, et la frayeur que m’ont causée mes rêves. à Caliste ? Elle est partie ; c’est son départ qui me met dans cet état affreux : Caliste n’est plus à ma portée, elle n’est plus à moi, elle est à un autre. Non, elle n’est pas encore à un autre, et en même temps j’appelle, je cours, je demande des chevaux ; pendant qu’on les mettait à ma voiture, j’allai éveiller ses gens et leur demander s’ils n’avaient rien appris de